Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/950

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de tous les préjugés sociaux, il est permis de se demander ce qu’il adviendra de la morale à son tour et quelles seront les lois qui gouverneront la conduite, ou seulement s’il y aura des lois ?

Telles sont quelques-unes des questions que n’a pas sans doute résolues, mais qu’a posées M. Renan. On ne saurait trop l’en remercier. Il a signalé là des dangers sur lesquels un peu de tous côtés, et ailleurs qu’en France, les yeux commencent à s’ouvrir. On peut croire qu’ils ne se refermeront plus, une fois grands ouverts. Mais on voit aussi que M. Renan, comme nous le disions, croit fermement à plus de choses qu’il n’en a l’air et qu’il ne conviendrait pas d’être dupe de son scepticisme plus qu’il ne l’est probablement lui-même. A la vérité, je ne nierai pas qu’il n’ait fait beaucoup pour entretenir cette illusion sur son compte, et peut-être qu’en jouant l’indifférence il ne se soit quelquefois pris, si j’ose le dire, au piège qu’il s’était tendu. Si cependant je parcourais presque au hasard la collection de ses anciens écrits, il ne me serait pas difficile de prouver ce que j’avançais, qu’il y a peu de vérités vraiment nécessaires auxquelles il soit vraiment indifférent. Tout le malentendu vient de ce que les dogmatiques en religion comme en philosophie, en histoire comme en politique, ont gratuitement multiplié le nombre des vérités qu’ils appellent nécessaires. Mais on ne se doute pas assez combien il y a peu de vérités nécessaires, je veux dire de combien peu de principes essentiels et fondamentaux il suffit pour assurer la solidité de ce qui vaut la peine d’être cru. Ce qu’il me semble que M. Renan a surtout combattu, c’est le formalisme, ce formalisme pharisaïque, dont l’ambition serait d’emprisonner la pensée dans des symboles immuables en même temps que de captiver l’action dans des observances inflexibles, et ce n’est rien là, peut-être, qui soit si respectable. Encore ne l’a-t-il fait avec une singulière prudence. Car, en vingt endroits de son œuvre, ce qu’il y a d’utilité dans la continuité de ces observances, et combien il importe qu’il y ait des formalités qui conservent le fond, il a pris plaisir à le reconnaître, et ses plus grandes audaces ne sont guère allées, autant qu’il me souvienne, qu’à réclamer en face de ce que toute règle absolue comporte inévitablement d’inhumain, le droit des exceptions. Le droit des exceptions ; c’est le droit des hérésies et c’est pourquoi le commun des hommes y tient peu : mais c’est aussi le droit des aristocraties ; et c’est pourquoi M. Renan y tient si fort. On nous souffrira d’ajouter que, nulle part, dans la France de nos jours, ce droit ne saurait être plus légitimement réclamé que dans l’Académie française ; il est sa raison d’être, le titre même de sa fondation ; il est aussi l’essence même. de ce qu’elle représente, ou de ce qu’elle doit représenter avant tout, l’art d’écrire et la liberté de penser.


F. BRUNETIERE.