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suffit ; c’est son honneur d’y être toujours prise. Et à quoi bon lui présenter sous une enveloppe d’ironie les choses dont parfois l’aspect peut être ridicule, mais est touchant dans son ridicule même, et nécessaire dans son fonds à l’existence morale de l’humanité ? Nous sommes hardiment de l’école de ceux qui, s’ils avaient la main pleine de vérités, hésiteraient à l’ouvrir ou ne le feraient qu’avec d’infinies, précautions.

Je ne crains au moins pour personne les enseignemens du second discours de M. Renan. Même il en est un ou deux points qu’avant de finir je voudrais relever pour les éclairer encore, s’il est possible, en les isolant d’avec les autres, puisqu’il semble, à vrai dire, que l’on ait affecté de ne pas les voir ou d’épaissir les ombres autour d’eux. Là pourtant est vraiment le bouquet de ce discours. Cet avertissement d’abord, « qu’une nation ne peut durer si elle ne tire de son sein la quantité de raison suffisante pour prévenir les causes de ruine extérieure ou de relâchement intérieur qui la menacent, » et qui la menacent constamment. Qui donc a jadis défini la vie, l’ensemble des forces, qui résistent à la mort ? Rien de ce qui dure ne dure en vertu d’une vitalité qui lui soit propre, la mort l’enveloppe de trop de côtés, mais en vertu de la résistance qu’il oppose aux causes de destruction qui l’assiègent. Et l’objet des constitutions politiques n’est pas tant de réaliser une chimère de bonheur sur terre que de prémunir les sociétés contre la dissolution qui s’insinue pour ainsi dire de toutes parts en elles dès qu’elles sommeillent et qu’elles oublient la fragilité de leur organisme. C’est à quoi nous ne faisons pas assez d’attention. Ou plutôt, c’est une vérité dont nous travaillons imprudemment à obscurcir l’antique évidence. Il semble que nous aspirions à voir lever le jour où la raison n’aura plus de rôle dans le gouvernement des affaires de ce monde, comme si la redoutable toute-puissance des instincts une fois lâchés n’était pas de toutes les causes de destruction intérieure la plus active ; et comme s’il était plus sain pour les nations que pour les hommes de courir sans réflexion ni retour à l’assouvissement de leurs passions ! Oui, certainement, la foule a raison de se défier des hommes tels que M. Renan et tels que ; M. Cherbuliez : « Ils ne sauraient servir deux maîtres. Ils sont les hommes liges d’un souverain qui les traîne partout où il lui plaît ; selon le langage reçu, ils seraient vite des traîtres,., traîtres à tout, en effet, excepté à leur devoir. « Mais traîtres avant tout et par-dessus tout au culte grossier de cet idéal d’égalité, c’est-à-dire de médiocrité universelle, qui est celui de la démocratie contemporaine, et dont les flatteurs ont tiré trop de profit jusqu’à ce jour et chaque jour en tirent trop pour lui en signaler le danger dans l’avenir.

D’où procède cependant ce dérèglement des idées et ce renversement, du bon sens, M. Renan ne l’a pas vu d’un regard moins pénétrant, ni