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« Mon royaume n’est pas de ce monde ; » les plus terribles catastrophes n’ont pas décidé le judaïsme à abandonner la conviction que ce monde même verrait s’ouvrir une ère de félicité générale. C’est pourquoi les doctrines modernes de la perfectibilité et du progrès s’allient si aisément à ses antiques convictions. C’est pourquoi aussi, en cherchant à s’emparer de toutes les grandes forces sociales et à jouer partout les premiers rôles, les juifs peuvent se persuader qu’ils ne travaillent pas seulement à la satisfaction de leurs intérêts personnels, qu’ils travaillent aussi à la réalisation des plus beaux rêves de leurs pères, au bien commun de tous les hommes. Si les philosophes qui nous ont enseigné que la violence, le crime et l’injustice doivent disparaître de ce monde pour ne laisser subsister que le bien et la liberté, ne se sont pas trompés, les juifs réussiront dans leur nouvelle et grande entreprise ; mais si ce sont les pessimistes qui ont raison, si le progrès est également un mirage, si le mal et le malheur sont éternels, ils succomberont, comme ils ont déjà succombé tant de fois, à la poursuite d’une noble et généreuse illusion, et cette dernière défaite ne sera peut-être pas moins glorieuse pour eux que toutes celles qu’ils ont déjà subies sans se laisser abattre, sans perdre leur confiance en eux-mêmes et leur foi en l’avenir.

Je ne sais trop par quelle fantaisie d’esprit c’est au bord du lac de Tibériade que je me suis laissé aller à rêver pour les juifs une nouvelle mission historique. Ceux qu’on rencontre dans toute la Palestine ne songent évidemment qu’au passé et ne vivent que de souvenirs. Mêlés aux ruines de leur ancienne splendeur, ils ne sont pas moins ravagés et dévastés que le pays qui a été le théâtre de leur prospérité et de leur chute ; ils portent la trace d’un abaissement, j’allais dire d’un avilissement en apparence ineffaçable. C’est que leur situation en Palestine, comme dans presque tout l’Orient d’ailleurs, est encore aussi triste qu’elle l’était en Occident en plein moyen âge. Méprisés, détestés, insultés de tous, ils se vengent des populations qui les oppriment en les exploitant. Ils ont tous les vices, toutes les laideurs de la servitude, et l’on sent très bien en les contemplant qu’ils seront les derniers à accepter l’œuvre de leurs concitoyens plus heureux qui s’efforcent au loin d’allier la régénération de leur race au progrès général de l’humanité. C’est le résidu, la lie d’une nation. L’attachement qu’ils gardent à leurs traditions est la seule chose par laquelle ils soient touchans ; encore souffre-t-on d’un attachement qui les condamne à demeurer dans une contrée où toute activité utile est impossible, où ils doivent vivre d’abjection et de misère, adonnés aux plus vils métiers, se nourrissant d’usure et de commerce honteux.

Il ne reste plus rien à Tibériade du mouvement intellectuel qui a