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Déjeuner de pêcheurs marseillais. Le ciel chauffé à blanc darde ses feux sur la mer et sur le sable, qui en répercutent les brûlans rayons.

Au bleu ardent de la Méditerranée, à ses ondes calmes et unies comme une nappe d’huile, à ses délicates franges d’écume qui marquent les baisers du flot au rivage, les peintres préfèrent le plus souvent les vagues vertes de la Manche ou de l’Océan, que le passage rapide des nuages et le retour du soleil nuancent tour à tour des reflets de l’émeraude, de l’améthyste et de l’aigue-marine, voire même les eaux embrumées de la Tamise et les lames jaunâtres et sablonneuses de la mer du Nord. MM. Lansyer, Masrue, Flameng, Moullion, Lavillette, Clays, de Schampheler, ont posé leur chevalet, qui sur la côte de Bretagne, qui sur les falaises de Granville, qui devant la rade du Havre, qui devant la baie de Saint-Malo, qui dans une crique de l’île de Groix, qui sur un bâtiment en vue de Londres, qui à l’embouchure de l’Escaut. M. Théodore Frère, lui, a peint la mer de sable, le désert de Gizeh, où s’élèvent le sphinx et la pyramide de Chéops. Jamais on n’avait donné une idée aussi saisissante de l’immensité du désert. Au premier plan, le sphinx colossal, dont le nez a été brisé par les soldats de Cambyse et dont la croupe se perd dans le sable ; plus loin, la grande pyramide ; puis, tout autour, partout, à perte de vue, la solitude pleine d’épouvante. Le ciel éblouissant, flamboyant, implacable, brûle le sable dont les ondulations paraissent des vibrations de lumière. A l’extrême limite d’un horizon effrayant d’étendue se lèvent les tourbillons du simoun. Un groupe d’Arabes conduisant les chameaux par la bride et qui viennent chercher un abri près du sphinx marquent l’échelle des proportions, comme une barque sur l’océan. Vanité de l’homme devant le Colosse ! vanité du colosse devant le désert !

Les anciens tenaient les paysages en petite estime. Lucien disait : « Ce ne sont pas des vallées et des montagnes que je cherche dans les tableaux ; ce sont des hommes qui agissent et qui pensent ; » et Vitruve blâmait les peintres qui représentaient des marines et des forêts au lieu de retracer « des scènes héroïques ou religieuses qui élèvent l’âme. » Lucien et Vitruve avaient raison. Mais ils auraient une autre opinion si, revenant à la vie, ils voyaient le salon de 1882. Ils penseraient que tous ces tableaux au goût du jour dont les Savetiers, de M. Liebermann, et le Cul-de-Jatte, de M. Bompard, résument bien les tendances, valent encore moins que les paysages pour élever l’âme, pour lui donner les saines émotions et lui inspirer les grands sentimens.


HENRY HOUSSAYE.