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inconvenant. Il a tout dit comme on devait le dire ; le vocabulaire des gens de bon ton lui a suffi ; tout autre lui eût été inutile, il n’en avait pas besoin pour parler à ses lecteurs et pour en être compris ; sous ce rapport, il avait des habitudes d’esprit irréprochables.

Alexandre Dumas avait tant vécu au milieu des chroniques françaises, il avait si souvent écouté le récit des hauts faits des armées du premier empire, qu’il croyait la France invincible. Lorsqu’elle fut vaincue, il oscilla sur lui-même et tomba. C’était un colosse ; l’apoplexie s’y reprit à plusieurs fois pour le détruire. Le corps n’obéissait plus à la volonté ; la tête était restée lucide. Il regardait vers la postérité et s’inquiétait : « Il me semble, disait-il un jour, que je suis au sommet d’un monument qui tremble comme si les fondations étaient assises sur le sable. » Son fils lui répondit : « Sois en paix, le monument est bien bâti et la base est solide. » Il est mort pendant la guerre, cherchant, comme tant d’autres à se raccrocher à des illusions et espérant toujours que la victoire, l’insaisissable transfuge, reviendrait dans ce camp français qu’elle a si longtemps habité. Il n’a pas vu la capitulation de Paris, il n’a pas vu l’amputation de la France, il n’a pas vu la commune : il était aimé des dieux !

Comme le père Dumas m’a entraîné loin ! J’ai rencontré ce charmeur sur ma route et je l’ai suivi ; c’était inévitable. Du petit palais de Chiatamone où je le voyais souvent en 1860, je m’en suis allé jusqu’à Dieppe, où il est mort. Lorsque l’on était avec lui, on ne pouvait le quitter ; on se réchauffait à ce foyer qui flambait toujours, on s’éclairait à cette lumière dont les étincelles étaient éblouissantes. Jamais je n’oublierai les heures que nous avons passées ensemble, à la rive de Chiaja, sur les bords du golfe où nous regardions le fanal des pêcheurs glisser à côté du reflet des étoiles. Il vint le 10 novembre me donner une dernière accolade, à bord du Céphise, sur lequel je m’embarquais pour rentrer en France. L’expédition des Deux-Siciles ne m’aurait-elle permis que de vivre pendant deux mois dans la familiarité d’Alexandre Dumas, je ne regretterais cas de m’y être associé.


MAXIME DU CAMP.