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à notre ; époque, un financier pour prendre en main les intérêts d’Alexandre Dumas, le retirer de ses travaux forcés et lui rendre la liberté du travail, c’est là un fait qui m’a toujours surpris, car l’œuvre était de nature à tenter un galant homme.

Les jeunes gens de la génération actuelle ne peuvent se douter à quel point ceux de ma génération ont aimé Dumas. Pendant notre. enfance, nous dévorions, dans le Journal des enfans, l’Histoire du capitaine Pamphile ; dans notre adolescence, nous allions applaudir Antony et la Tour de Nesle, qui pendant quinze ans ont soulevé la foule ; puis sont venus les grands drames, la Reine Margot, les Mousquetaires ; partout et toujours nous retrouvions Dumas, dans les feuilletons, dans les livres, sur les théâtres : son esprit universel planait au-dessus de nous. Antony, qu’un des virtuoses de la critique dramatique a trouvé démodé, fut peut-être le plus grand événement littéraire de son temps. La vigueur des conceptions d’Alexandre Dumas était en lui, en lui seul, dans cette vie qui coulait comme un fleuve et entraînait tout dans son courant. C’est la situation psychologique de ses héros qui crée, soutient, accroît l’intérêt du drame. Tandis qu’il faut à Victor Hugo les défroques de l’histoire, le tombeau de Charlemagne, l’apparition de Barberousse, les cercueils de Lucrèce Borgia, il suffit à Alexandre Dumas d’une chambre d’auberge où se rencontrent des gens en redingote pour émouvoir l’âme jusqu’au dernier degré de la terreur ou de la pitié. Il est maître en son art et a donné au théâtre : des élémens nouveaux qui ont permis à toute une génération d’auteurs dramatiques de quitter les voies où le vieux mélodrame, où la tragédie caduque se traînaient en boitant. Sa puissance d’invention tient du prodige ; une phrase de Brantôme, de L’Estoile, du cardinal de Retz, de Delaporte, lui permet de reconstruire ai sa manière toute une période historique. Un jour les Mémoires de la police de Peuchet, auxquels Lamothe-Langon a trop collaboré, lui tombèrent sous la main ; il y lut le récit d’un fait réel qui s’était produit au début de la seconde restauration, lorsque l’aventure des cent jours servait de prétexte au gouvernement des Bourbons à être plus sévère que son intérêt ne l’eût exigé. Alexandre Dumas fut frappé de cette anecdote qui est racontée en trois pages ; il en fit un roman en huit volumes, Monte-Christo. Il n’avait besoin que d’un point d’appui pour soulever une conception où tout s’enchaîne, se déduit, palpite, intéresse et émeut. Est-ce parce qu’il eut la faculté de l’invention poussée jusqu’au génie que de braves gens incapables de former une panse d’à ont dit de lui : « C’est un blagueur ? » Peut-être ; et si l’on y regarde de près on verra qu’on lui a surtout reproché d’être amusant. Dans notre pays qui vise à l’esprit et qui