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faisaient un peu bande à part au milieu des Italiens ; ils avaient au képi les armes de Hongrie timbrées de la couronne de Saint-Etienne et portaient l’attila, la veste de hussard, qui est leur costume national. Aux heures de combat, ils furent les premiers à l’action et chantaient les chansons de Petoefi-Sandor. Lai plupart, depuis cette époque, sont retournés au pays des Magyars ; quelques-uns ont pris du service dans l’armée italienne et y sont devenus généraux. C’étaient des hommes énergiques, entreprenans et bons soldats. Celui qui fut leur compagnon ne les a pas oubliés.

Parmi les Italiens accourus pour se mettre au service de l’unité il en est un que j’avais promptement remarqué à cause de sa courtoisie naturelle et de son tour d’esprit éminemment français : c’était Luigi Frapolli, qui suivait l’état-major général en qualité de colonel hors cadre et dont Garibaldi, pour des causes que j’ignore, ne semblait pas disposé à utiliser les talens. Il était cependant député au parlement de Turin, bon administrateur et habile aux choses militaires. Je crois que Garibaldi, irrité de la cession de Nice à la France, ne pardonnait pas à Frapolli d’avoir pris la parole lorsque la question avait été posée devant le parlement et d’avoir dit : « Soit, à toi, Français, la France entière ; mais à nous, Italiens, l’Italie une ! » Cette approbation conditionnelle d’un abandon qui devait être si amplement compensé pesait sur Garibaldi ; quand il parlait de Frapolli, il disait : « Ce n’est qu’un Français ! » En tous cas, c’était ; un Français. Ainsi que tant de ses compatriotes compromis dans des révoltes contre l’Autriche ou contre les grands-ducs, il avait eu des fortunes diverses ; un moment, dans une heure d’insurrection triomphante, il fut dictateur à Modène ; la chance devint mauvaise et Frapolli vint demander asile à la France ; il y vécut et il l’aima. Dès que le glas de nos désastres eut sonné, il vint à nous et fit de son mieux. Il y avait en lui une bonhomie charmante mêlée de tristesse et une sorte de chaleur native qui semblait tempérée par les longs séjours que ses travaux de géologie lui avaient fait faire en Suède et en Norvège. Il avait trop de mobilité dans l’esprit et me disait : « Lorsque j’étais en Dalécarlie, je rêvais au golfe de Naples ; quand je suis sur la Chiaja, je regrette de ne plus être au long des fiords, dans les forêts d’arbres verts. » Il avait le désir indéfini et l’aspiration confuse, ce qui n’est pas une condition pour être heureux. Bien souvent, en nous promenant, la nuit, aux environs de Pausilippe ou près des cascades de Caserte, pendant que l’ombre de sa grande taille marchait devant lui au clair de lune, il m’a raconté sa vie, qui avait touché à tant de choses, à la science, à l’industrie, aux lettres, à la politique et qui jamais n’avait pu se concentrer dans une action unique et déterminée. Il accusait les événemens, l’instabilité du sort qui oscille et fait perdre l’équilibre