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du serment, et on peut me croire, car en réalité le fait m’est indifférent.

Lorsque, aux premiers jours de novembre, Victor-Emmanuel vint prendre possession du royaume de Naples, Garibaldi se rendit au-devant de lui et, l’apercevant, il s’écria : « Salut au roi d’Italie ! » Le roi riposta : « Salut à mon meilleur ami ! » Ce fut le point culminant de l’existence de celui qui aime à se nommer « le solitaire de Caprera ; » depuis cette heure, il n’a fait que décroître ; il marche dans sa gloire éteinte ; son vieil esprit enfantin n’a plus de lueur ; il se survit à lui-même. Le Cid mort, attaché sur Babieça, gagnait encore des batailles ; Garibaldi vivant est pour toujours tombé sur la cime d’Aspromonte, il ne s’en est pas relevé. C’était un homme de sabre et de coups de main, il s’est cru un homme politique ; lorsqu’il écrit, il est insuffisant, il ne l’est pas moins quand il parle. Nul n’est plus mal jugé que lui ; ses admirateurs en font un dieu, ses détracteurs le traitent de vieille bête ; des deux côtés on est hors de mesure ; son intelligence est ordinaire et son esprit est court ; c’est un simple, illuminé à ses heures. Scialoja, qui fut ministre des finances, a dit de lui : « C’est un homme de grands instincts. » Le mot porte juste[1]. Garibaldi a aimé son pays avec frénésie, il en partage les illusions et voudrait lui donner l’empire du monde ; le patriotisme est une vertu si belle qu’elle doit faire excuser bien des fautes. Garibaldi a eu un tort, un tort irréparable que l’histoire ne lui pardonnera jamais : il n’est pas mort à temps. Pour les personnages qui auront à se démêler avec la postérité, s’en aller à l’heure opportune, disparaître quand l’œuvre est accomplie est le plus beau coup du destin. Quelques hommes traversent toute l’histoire indemnes et respectés parce que la fortune les a enlevés du même choc à la vie et aux occasions de faillir. On mène grand bruit aujourd’hui autour des vertus austères de Roche et de Marceau ; s’ils avaient vécu, m’est avis qu’ils eussent été maréchaux et princes de l’empire. Quel était donc le général le plus républicain de la république ? N’était-ce point Bernadotte ?

Je vivais le plus souvent à l’état-major du général Türr, parmi de jeunes Hongrois, qui aimaient les aventures et avaient reçu de leurs ancêtres quelque chose de chevaleresque dont leur caractère était agrandi. Il y avait là des cavaliers et des sabreurs pour qui le repos semblait une fatigue. Ils rêvaient d’entraîner l’armée de Garibaldi de l’autre côté de l’Adriatique, de traverser la Croatie et d’aller chanter la marche de Hakoczy aux oreilles de l’Autriche sur les bords du Danube et jusque devant les glacis de Comorn. Ils

  1. Un des quatre sénateurs qui accompagnèrent le doge de Gènes à Versailles (mai 1685 ; se nommait Garibaldi. (Mém. du marquis de Sourches, t. I, p. 221. )