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à lui. J’avais grand désir de le connaître : ce petit homme, ministre d’une petite monarchie qui avait un petit trésor et une petite armée m’inspirait un intérêt extrême, car on comprenait, sans être un clerc bien avisé, qu’il était en train de reconstituer une nation. Il était l’âme de l’Italie entière, qui conspirait avec lui et le comprenait à demi mot. L’entrevue dura plusieurs heures et la conversation ne languit pas. Il était de courte taille, avec une redingote mal faite qui bouffait sur la poitrine et l’engonçait aux épaules. Son regard interrogateur brillait derrière des lunettes d’or et correspondait au sourire de ses lèvres épaisses ; la figure était remarquablement intelligente, et le front paraissait énorme sous les cheveux désordonnés. L’ironie dominait en lui, et je ne serais pas surpris qu’il ait considéré les hommes, — j’entends les plus puissans, — comme des marionnettes dont il savait mouvoir les fils. Pour parfaire son jeu : et entamer la partie, il ne dédaigna aucun atout et se servit avec une égale aisance des souverains, des journalistes, des conspirateurs et des capitaines d’aventure. Au milieu des hommes politiques de la seconde moitié du XIXe siècle, le comte Cavour est à part. On disait à Rossini : « Beethoven est le plus grand des compositeurs. — Oui, répondit-il, Beethoven est le plus grand, mais Mozart est le seul. » Ce mot peut s’appliquer à Camille Cavour : il est le seul ; tout ce qu’il a fait, il l’a fait avec le concours de sa nation ; jamais il n’eut besoin de dictature ; jamais il n’eut à faire ordonnancer ses budgets par le roi de Piémont ; jamais il n’eut à lutter contre le parlement pour améliorer l’armée ; il était le porte-voix, le porte-glaive de son peuple, et c’est ce qui lui a donné une invincible force. Il avait l’oreille fine et entendait ce qui se disait dans la conscience de chaque Italien ; il avait le regard perçant et voyait ce que renfermaient les portefeuilles les mieux clos dans les chancelleries des cours italiennes. Nul ne fut aussi populaire que lui, Victor-Emmanuel en était jaloux. Un jour qu’ils avaient fait une entrée solennelle ensemble et dans la même voiture, les cris de : « Vive Cavour ! » dominèrent les cris de : « Vive le roi ! » En pénétrant au Municipio, Victor-Emmanuel, rouge de dépit, se tourna vers un de ses aides de camp et lui dit : « J’ai l’air d’un ténor qui ramène une chanteuse. » Cavour baissait modestement les yeux, mais l’ironie de son sourire dénonçait sa pensée. Si l’on se rappelle ce qu’était le Piémont en 1849, après Novare, et si l’on considère ce qu’il est devenu sous l’impulsion de Cavour, on conviendra que la grandeur du résultat dépasse singulièrement la faiblesse des ressources. Sa pensée allait loin et était complexe. Il annexait les royaumes conquis par la révolution et intervenait dans ces mêmes royaumes pour empêcher la révolution de se propager, donnant ainsi satisfaction à l’ambition piémontaise et aux scrupules