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témoignages isolés, comme l’est ici celui de Nodier, témoignages qu’il faut ou rejeter entièrement ou accepter aveuglément sur la foi de l’auteur, par l’excellente raison que les documens complémentaires ou contradictoires manqueront toujours. Il y a certainement un grand fond de vérité dans l’assertion principale sur laquelle Nodier a bâti tout son échafaudage. L’origine première des armées de l’empire était toute républicaine et ce n’est pas en un jour qu’une telle origine a pu être oubliée. Qui ne sait quels sourds dépits l’élévation subite et prodigieuse de Bonaparte avait excités chez nombre de ses compagnons d’armes ? La très véridique histoire a porté jusqu’à nous les grognemens de la mauvaise humeur d’Augereau et les pointes perfidement sournoises de Bernadotte, et il faudrait avoir bien bonne opinion de la nature humaine pour croire que cette gloire impériale, que les mécontens savaient d’ailleurs en partie leur œuvre, a été un enchantement assez fort pour contraindre ces dépits à autre chose qu’au silence.

Ce que l’on peut reprocher à Nodier, ce n’est donc pas le fait premier sur lequel son livre est fondé, c’est l’extension qu’il lui donne et les relations qu’il établit entre ce fait et les événemens connus qui ont, à diverses reprises, menacé le gouvernement de Bonaparte. Ces philadelphes ont-ils jamais composé une société secrète sérieuse et faut-il leur attribuer une part dans des événemens tels que la conspiration de Moreau sous le consulat et celle de Malet pendant l’expédition de Russie ? Il est permis de n’en rien croire, car sur ses vieux jours, au dire de sa fille, Nodier lui-même riait de ces philadelphes et présentait leurs mystères comme des fantaisies plus amusantes que sérieuses. Il n’en est pas moins vrai que, dans le récit de plusieurs des épisodes pour lesquels l’histoire officielle peut nous venir en aide, les mobiles secrets attribués par Nodier aux acteurs principaux se rapprochent beaucoup de ceux que tout lecteur sagace pourrait supposer ou deviner. A quoi attribuer, par exemple, l’indécision dont Moreau fit preuve dans ses menées contre le consulat ? Est-ce à une prudence intempestive, à une hésitation trop inquiète du résultat final, à une inclination temporisatrice de sa nature, ou bien faut-il croire que le général, plus désireux du renversement de Bonaparte que soucieux d’y travailler, ne voulut jamais s’engager qu’à demi, de manière à pouvoir faire retraite en toute occasion ? Selon Nodier, aucune de ces explications n’est la vraie : l’indécision apparente de Moreau n’était autre chose qu’une résistance opiniâtre et, à tout prendre, patriotique, au parti pour le compte duquel il conspirait. Il consentait bien à une restauration monarchique, mais il n’acceptait pas d’en être l’instrument passif, et, soucieux du lendemain, il demandait à ce pouvoir ancien