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visage entier en en retenant un des flots avec les dents, et tant d’autres détails d’une âpre et poignante douceur. Pour comble de raffinement, c’est toujours à quelque moment tragique ou dans l’attente inquiète de quelque sombre événement que ces inventions se produisent, circonstance où se révèle le voluptueux consommé. Il sait bien ce que l’inquiétude ajoute d’étendue au plaisir, et ce n’est pas pour lui un secret psychologique que la souffrance peut être dans l’amour le principe d’une félicité à laquelle le bonheur triomphant des passions sans contrariétés ne peut se comparer.

Ces derniers mots en disent beaucoup, ils ne disent pas tout cependant. La passion chez Nodier est profonde et exaltée, si profonde et si exaltée qu’elle est toujours tout près du quelque chose qui se brise, et ce quelque chose se brise toujours, c’est à ce point qu’il la conduit, et elle ne lui plaît que lorsqu’elle y arrive. Parmi toutes ses bizarreries, la plus étrange est son affection vraiment désordonnée, — nous dirions morbide si nous ne craignions de faire un pléonasme, — pour la maladie. Sainte-Beuve, qui l’a remarquée, y voit une sorte d’expédient romanesque, de machine littéraire destinée à donner les dénoûmens et à tirer l’auteur d’embarras ; mais cette prédilection a des causes plus profondes. Et d’abord elle s’associe merveilleusement à la sensualité raffinée que nous venons de décrire. Un diletande en matière de beauté vous dira que la maladie peut être aussi riche en nuances de grâce que le paysage de la fin d’automne en teintes attendrissantes ; dans l’agonie de l’être humain comme dans l’agonie de la nature, c’est la mort qui crée ces charmes imprévus. Qui n’a reconnu les effets surprenans de son approche ? Telle maladie a la puissance d’agrandir les yeux ou d’en doubler l’éclat, telle autre communique au visage une pâleur touchante à l’excès, telle autre lui imprime le sceau d’une mélancolie altière. Tout cela, Nodier l’a senti, exprimé, fait comprendre, mais la grosse raison de ce goût singulier, c’est que la maladie se prête mieux que la santé aux délires de la passion, et que Nodier n’aime la passion que délirante. Voilà des transports dont rien ne saurait égaler l’énergie, ceux d’une passion, qui se sait partagée et sent que tout lui échappe, et il est certain qu’un amour qui n’a plus que quelques heures rapides pour dire ses regrets de la terre et ses espérances d’immortalité a une tout autre éloquence qu’un amour qui se sait maître du temps. Il y a dans ces peintures de la passion chez Nodier une nervosité, une fébrilité vraiment exceptionnelles, et qui les classent à part même parmi les productions de la littérature romantique. Il lui faut de l’outrance ; aussi, à défaut de la maladie, toute autre fatalité qui la lui permettra lui sera bonne, l’inégalité des conditions par exemple. Lisez, pour vous en convaincre,