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âmes à peine délivrées de l’oppression des terribles vingt-cinq années précédentes. On dirait que Nodier a voulu dans cette œuvre se débarrasser une fois pour toutes de l’obsession des souvenirs qui le poursuivaient depuis si longtemps. Si telle a été son intention, il a vraiment réussi. Le fait est que le sentiment morbide, obstiné comme une idée fixe, qui le ramenait toujours vers ces terreurs de la révolution, sentiment si fort encore tout récemment dans Jean Sbogarn Thérèse Aubert, Adèle, va s’effaçant de plus en plus à partir de Smarra, et quand plus tard il y reviendra, ce sera surtout, comme dans les Souvenirs de jeunesse, pour évoquer tout ce qu’il connut de doux, de gracieux et d’aimable pendant ces jours terribles, ou, comme dans les Souvenirs de la révolution et de l’empire, pour raconter à la façon des vieillards des périls qu’on a fini par surmonter et des épreuves dont on s’attendrit en les rappelant.

Trilby est à peu près de la même époque que Smarra. Ce conte charmant, né de la première vogue des romans de Walter Scott, d’un voyage en Écosse que Nodier fit en 1821 avec son ami le baron Taylor, et d’une anecdote racontée par M. Amédée Pichot, est sans doute présent à la mémoire de la plupart de nos lecteurs, et point n’est besoin, par conséquent, d’insister pour faire comprendre comment il porte les couleurs et la marque des goûts d’imagination de l’époque de la restauration. C’est de tout point une œuvre achevée, et je ne crois pas que Nodier ait jamais dépassé le point de perfection qu’il y a atteint. La psychologie en est excellente et d’une transparence merveilleusement limpide ; le fait moral qu’il a enveloppé dans sa fable se laisse suivre sous le cours du récit aussi distinctement qu’apparaissent sous les eaux du lac Beau les féeriques poissons bleus, orgueil des filets du mari de Jeannie. C’est bien ainsi que les rêves décevans s’insinuent dans l’âme, s’en emparent, la maîtrisent et la tuent. Le point de départ est l’innocence même. Jeannie est aimée du lutin du foyer, et c’est à lui qu’elle rapporte tous les rêves capricieux auxquels son imagination s’amuse. Il lui rend légère sa monotone existence, il efface les vulgarités de sa vie quotidienne, il peuple sa solitude. Où est le mal en tout cela ? et d’ailleurs Trilby n’est-il pas moins qu’un enfant ? C’est un lutin, c’est-à-dire quelque chose de plus microscopique qu’un atome, de plus insaisissable qu’un souffle de l’air, de plus rapide qu’une étincelle de ce foyer dont il a fait sa demeure. Cependant les sollicitations incessantes de Trilby finissent par alarmer la conscience de Jeannie ; cet amour si léger, elle ne peut pas le tenir secret, et le pauvre Trilby, exorcisé par un moine à la piété farouche, est chassé de la cabane du pêcheur ; mais, phénomène singulier, cette expulsion, loin de guérir le trouble de Jeannie, l’accroît au