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subit également l’influence de l’un et de l’autre, malgré ce qu’ils avaient de contradictoire, et bien que ce soit le dernier qui ait fini par prévaloir, il lui resta toujours beaucoup du premier, absolument comme dans son royalisme il y eut toujours un certain grain de jacobinisme.

Sa première tentative en ce genre eut cependant une origine très particulière qui ne permet de la rattacher étroitement ni à l’un ni à l’autre fantastique. En Illyrie, Nodier avait trouvé une population dont les sommeils étaient troublés habituellement par le cauchemar et dont les veilles étaient assombries par la plus monstrueuse et la plus noire superstition qui existe, la croyance au vampirisme. Il avait sur les songes une opinion très personnelle qu’il a exposée dans un charmant essai intitulé le Pays des rêves ; il essaya avec son aide d’associer et d’expliquer l’un par l’autre ces deux faits du cauchemar et du vampirisme. Selon lui, les rêves étaient d’autant plus fréquens et d’autant plus puissans que l’homme était plus dominé par la seule imagination, c’est-à-dire plus voisin de l’état des sociétés primitives. Ils avaient alors une telle force que le réveil ne les dissipait pas entièrement, et qu’ils continuaient sous les nouvelles formes que leur donnait la mémoire enchantée ou alarmée. Le songe passait ainsi du sommeil dans la veille, se réalisait dans la vie, et cette réalité née du rêve réagissait à son tour sur le sommeil. Ainsi se comblait par l’habitude tout intervalle entre ces deux états si opposés, et l’homme allait de l’un à l’autre sans, plus de difficultés que nous n’en éprouvons à passer un fleuve sur. lequel un pont a été jeté. Le vampirisme n’a été d’abord qu’une forme du cauchemar, mais si puissante a été la secousse que l’imagination en a ressentie qu’elle n’a pu s’en délivrer et qu’elle a été contrainte à le réaliser dans la veille. Sous l’obsession de ses souvenirs du cauchemar et du vampirisme morlaques, Nodier produisit deux ouvrages : Lord Ruthwen ou le Vampire, Smarra ou les Démons de la nuit ; le dernier seul a survécu.

La moitié de l’existence humaine est prise par le sommeil, et cette moitié a sa vie propre comme celle de la veille ; cette vie nocturne, Nodier entreprit d’en présenter un tableau qui, comme les romans de la vie réelle, formerait un tout ayant ses progressions de passion ou de terreur, serait composé selon les lois qui régissent les rêves et conduit selon la logique à méandres et à brusques ellipses qui les fait sortir les uns des autres et les promène devant l’esprit du dormeur. L’entreprise était originale, elle pouvait facilement n’être que bizarre ; pour la sauver de ce défaut de bizarrerie, Nodier eut recours au moyen le plus ingénieux et le plus sensé, celui de lui donner une forme antique. Dans son discours de