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s’il est vrai de dire que Nodier fut un romantique bien longtemps avant le romantisme, il faut bien vite ajouter qu’il n’a atteint son plein développement que par le romantisme et sous sa bannière. Dès que l’école de Victor Hugo fut née, il reconnut l’air qui lui convenait essentiellement, qui lui avait manqué jusqu’alors, et il devint le conteur exquis dont il nous reste à parler.

Jean Sbogar est le roman d’un bandit illyrien, en révolte contre la conquête française et dont Nodier pendant son séjour en Illyrie avait suivi de près les exploits et le procès. On a voulu trouver dans ce roman une trace de l’influence de la littérature allemande sur les esprits de l’époque, et il est certain en effet que les Brigands de Schiller se présentent infailliblement au souvenir à la lecture de Jean Sbogar. Il ne faudrait pas se hâter de conclure cependant que Nodier s’y est proposé l’imitation de Carl Moor aussi expressément qu’il s’était proposé celle de Werther dans ses premières années. Non, l’origine de ce roman est à notre avis beaucoup plus intime, et il faut la chercher dans le prolongement de ce singulier état psychologique que la révolution avait créé chez lui et qui ne s’effaça jamais entièrement. Nous avons dit en quoi consistait cet état, comment sa sensibilité surexcitée lui avait présenté la gloire du conspirateur comme la plus enviable et associé à ses jeunes rêveries des images de proscriptions et de supplices. Son admiration pour ce sinistre idéal prit une forme d’autant plus durable qu’il avait essayé de la réaliser sur lui-même ; de là sa tendresse avouée pour tout révolté ou tyrannicide, que ce fût un héros ou un ambitieux inquiet, un patriote ou un bandit. il admirait Charlotte Corday, mais il n’admirait pas moins son ami le colonel Oudet, sorte de mouche du coche de toutes sortes de conspirations avortées ou restées à l’état de projet contre Napoléon ; André Hofer avait été pendant un temps secrètement son idole, et il avait suivi ses succès avec plus de joie peut-être qu’il ne convenait à un Français même ennemi de l’empire, mais le vertueux révolté tyrolien ne faisait aucun tort dans son imagination à un héros de grande routes dont les brigandages arboraient une cocarde patriotique. Si, par hasard, il avait une préférence, on peut même dire que c’était pour ce dernier, et cette préférence pouvait se justifier, sa sympathie pour le révolté quel qu’il fût une fois admise. De même que Bayle se prétendait le meilleur des protestans parce que, disait-il, il protestait contre tout, le bandit peut se dire l’homme libre par excellence puisqu’il s’élève non contre telle ou telle tyrannie déterminée, mais contre toute contrainte sociale. De toutes les œuvres de Nodier Jean Sbogar est celle où on peut le mieux constater le fonds d’idées parfaitement antisociales que les spectacles de son temps avaient laissé dans son esprit, celle-ci par exemple,