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chez lui tous les désordres imaginables, car les soldats français sont, comme on sait, les plus grands coquins qui aient jamais déshonoré un uniforme. En vérité, John Smith n’eut que ce qu’il méritait. Lors de la construction du tunnel de la Manche, il avait traité les alarmistes d’imbéciles et il avait pris des actions. » — Ainsi unit cette mémorable aventure. Un tunnel et 2,000 touristes, il n’en faut pas davantage pour conquérir l’Angleterre. Beau sujet d’opérette !

Voltaire a remarqué qu’en général les prophètes finissent mal, que le prophète Jurieu fut sifflé, que le prophète Savonarole fut brûlé à Florence, que d’autres furent pendus, mis au pilori ou avalés par une baleine. Le prophète qui a raconté comment John Bull perdit Londres n’essuiera aucun de ces désagrémens ; il n’a pas même été sifflé comme Jurieu. Mais on a refusé, pensons-nous, de le croire sur parole, et rien ne désoblige tant un prophète que de n’être pas cru. En revanche, l’amiral lord Dunsany, homme grave et compétent, n’a obtenu que trop de créance quand il a publié dans un recueil fort estime deux lugubres articles, où il prophétise, lui aussi[1]. Ses prédictions ressemblent beaucoup à celles de l’auteur du pamphlet, elles n’en diffèrent que par le style.

Ce ne sont pas seulement ses opinions particulières que nous expose lord Dunsany ; il invoque l’autorité d’un personnage considérable qu’il ne nomme pas et dont la compétence, nous dit-il, est encore supérieure à la sienne. Fort de son témoignage, il appréhende qu’un jour ou l’autre la France n’ait pour maître un général de la trempe et du caractère de Frédéric II et de Napoléon Ier, un de ces aventuriers sans scrupules capables d’envahir un voisin paisible sans lui avoir déclaré la guerre, sans lui avoir révélé leurs desseins par un mot, par un signe, un de ces forbans de la politique, étrangers à « tous les principes de droit international qui guident toujours la conduite d’un homme d’état anglais. » Il estime que la ligne du tunnel étant à deux voies, rien n’empêche que les trains ne s’y succèdent sans danger comme sans embarras à des intervalles de cinq ou six minutes, et que, dans l’espace d’une nuit, vingt mille hommes d’infanterie ne soient jetés de l’autre côté de la Manche. Il se pourrait aussi, selon lui, que la flotte débarquât dans les environs de Douvres une avant-garde qui, après s’être emparée de cette ville par un coup de main, se servirait ensuite du tunnel pour se renforcer bien vite et pourvoir à tous ses besoins. Il prétend que tous les moyens préparés d’avance pour inonder ou faire sauter le tunnel à la première alerte risquent de se trouver insuffisans ou de manquer leur effet, soit par l’inadvertance des hommes, soit par l’un de ces accidens qui bouleversent

  1. The Nineteenth Century, n° de février et de mars 1882.