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à encaisser les plus gros dividendes. Il assurerait aux commerçans des facilités nouvelles pour leurs transports, des économies de temps et d’argent fort désirables. Non moins heureux seront les nombreux Anglais accoutumés à venir en France et les Français, beaucoup moins nombreux, qui vont en Angleterre et qui ont peu de goût pour les traversées, sans parler de ceux qui en ont une telle peur qu’ils aiment mieux rester chez eux que d’en braver les ennuis et les fâcheux accidens. A vrai dire, il n’y a que 28 kilomètres de Douvres à Calais, mais deux heures d’agonie semblent deux siècles, et la Manche est presque toujours de mauvaise humeur, ses lames courtes ont raison des nerfs les plus solides, des estomacs les plus robustes. Un de nos amis avait fait le tour du monde sans connaître le mal de mer ; il avait traversé impunément la Méditerranée, la Mer-Rouge, le golfe d’Oman, le golfe du Bengale, le Pacifique, l’Atlantique, et il était arrivé à Southampton persuadé qu’il était pour le reste de ses jours à l’abri de ce mal cruel qui a ceci de particulièrement désagréable que ceux qui l’ont semblent ridicules à ceux qui ne l’ont pas. En s’embarquant à Douvres pour regagner la France, le cœur lui vint aux lèvres pour la première fois, et il n’en demeura pas là ; c’en est fait désormais de sa superbe confiance en lui-même.

Il n’est pas besoin d’être actionnaire, ou négociant en gros, ou d’avoir le goût des voyages et la peur du mal de mer pour vouloir du bien au tunnel sous-marin. Les grandes entreprises transportent d’aise beaucoup de gens qui n’ont rien à y gagner ; elles leur causent un sentiment de naïf orgueil comme si c’étaient eux qui les avaient imaginées et exécutées. Ils sont fiers de penser qu’ils vivent dans un siècle où rien n’est impossible, où la science accomplit des prodiges, où l’homme transforme la terre, lui dicte ses lois, asservit la nature à ses fantaisies. Les Israélites conduits par Moïse n’auraient pas réussi à traverser la Mer-Rouge à pied sec si Jéhovah ne s’en était mêlé. Les ingénieurs qui nous feront traverser la Manche en ayant l’Océan sur notre tête au lieu de l’avoir sous nos pieds auront accompli un miracle aussi étonnant, et Jéhovah ne s’en sera pas mêlé. Gloire à l’esprit humain, à ses audaces, à ses conquêtes !

De leur côté, les humanitaires aiment à se persuader que les merveilleux progrès de l’industrie et des inventions nous préparent une ère de paix, de félicité, d’innocence, de désarmement universel ; ils se figurent que l’âge d’or va renaître, que la brebis paîtra à côté du loup, que chacun se contentera dorénavant de sa vigne et de son pommier, que personne ne convoitera plus le bien d’autrui. « Voyez, s’écrient-ils, ces deux nations rivales qui avaient contracté la funeste habitude de se jalouser, de se combattre, de s’entre-détruire, et qui, au commencement de ce siècle, semblaient avoir renouvelé leur pacte