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l’impression est si neuve et si profonde que l’éléphant devient un des éléments de la nouvelle architecture et symbolise les Indes, tandis que le rhinocéros, gravé dans les cartilhas du temps et dessiné d’après nature, est envoyé à Albert Dürer par un de ses correspondans. Le grand artiste le grave dans son œuvre et, selon son habitude, écrit en marge les circonstances dans lesquelles il a reçu cet envoi.

Dans un court espace de temps, vingt ans à peine, trente-trois flottes armées dans le port de Lisbonne doublent la barre de Belem et vont à de nouvelles conquêtes. Dom Manoel, de différens mariages, avait eu douze enfans ; qu’on s’imagine, au point de vue des présens à l’occasion des alliances, aux naissances, aux baptêmes, et au moment de l’installation de toutes ces maisons d’infans et d’infantes, ce que devait mettre en mouvement un tel état de prospérité. Comment voulait-on qu’un tel éclat ne rejaillît point au dehors ? Par-delà les mers, le faste était le même et il empruntait une splendeur orientale à la munificence proverbiale des Asiatiques. L’entrée triomphale de don Joao de Castro, nommé gouverneur de Goa, eut un tel retentissement en Europe que la reine D. Catherine de Portugal, en lisant dans les dépêches de don Juan la relation de cette journée, s’écria : « Castro a vaincu comme un chrétien, mais il a triomphé comme un gentil. » Damian de Goes, dans ses lettres latines, dit que bon an mal an, de son temps, il entrait à Lisbonne de dix à douze mille esclaves de la Mauritanie, de l’Inde et du Brésil. Naturellement il s’établit un courant d’émigration dans les deux sens, et pendant que les Portugais allaient demander la fortune à ces eldorados récemment découverts, on vit accourir sur les bords du Tage les aventuriers de tous pays.

Lisbonne devint une Babel où se confondaient les races et les idiomes, les costumes et les types ; ce n’était plus la rude cité habituée aux combats pour la vie, mais un vaste emporium où on traitait les affaires dans des proportions colossales. Les Allemands surtout abondèrent ; toutes les classes étaient représentées, depuis les ecclésiastiques jusqu’aux savans, aux artistes, aux imprimeurs, aux armuriers et aux bombardiers. Il ne faut pas oublier que ces émigrés venaient des plus grands centres de l’art allemand de la renaissance ; il était impossible que les Portugais, troublés par cette prospérité subite, conservassent la quiétude d’esprit qui seule peut enfanter les œuvres d’art, et qu’ils résistassent à cette invasion ; si on ajoute à cela les privilèges que le roi dom Manoel accordait à ces nouveaux venus qui s’étaient constitués en corporation à côté des artistes nationaux (naturellement moins bien pourvus qu’eux au point de vue des traditions et des ressources internationales), on conçoit que l’art portugais, alors en pleine formation et qui accomplissait la seule évolution sérieuse qu’il ait effectuée dans toute