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n’avions pas d’organes pour voir. La perception visuelle n’est donc qu’une moyenne entre l’objet et l’organe, la résultante de l’un et de l’autre. Pour pouvoir avoir la prétention de voir les choses comme elles sont, il faudrait pouvoir voir les choses sans organes ; ce qui est une opération qui nous est entièrement inconnue et même incompréhensible ; car pour voir il faut que les rayons lumineux viennent se condenser et converger quelque part ; mais ils ne peuvent pas se condenser dans une âme ; ils ne le peuvent que dans un objet corporel analogue à l’objet vu. La vision ne peut donc s’opérer que de corps à corps et n’exprime pas autre chose que cette relation. Ce que nous vendons si nous n’avions plus d’organes, ce que voient les esprits purs, s’il y en a, ce que voit Dieu, si l’on peut dire qu’il volt, nous ne pouvons nous le représenter ; car toute représentation de ce genre a toujours passé par l’intermédiaire d’un organe visuel et retient quelque chose de cet organe.

En est-il de même de la figure tangible ? Évidemment, oui ; car elle est aussi, comme la figure visuelle, le rapport du corps senti à un organe sentant. Ici encore la forme de l’organe détermine la forme de l’objet. Si l’organe du toucher était, comme l’a supposé Biran, un angle aigu, aurions-nous comme aujourd’hui la perception du relief, de la sphère, du cube, etc. ? Le sabot du cheval lui donne-t-il autre chose que la notion vague de superficie ? Enfin, s’il n’y avait point d’organes du tact, que sentirions-nous, que percevrions-nous de la forme tangible ? L’âme touche-t-elle les corps ? Et en supposant que l’effort soit un toucher intérieur, ce toucher intérieur donne-t-il la forme des objets ? Sans doute, quand nous pensons à la figure pure et géométrique, il semble bien que nous ayons devant les yeux une étendue absolue, saisissable par la seule pensée. C’est ainsi qu’on a supposé en Dieu une étendue intelligible, qu’on a appelé Dieu l’éternel géomètre. Enfin la géométrie a paru l’œuvre de la pure pensée. Mais c’est un des services rendus par la critique de Kant d’avoir montré que la figure géométrique, aussi bien que la figure concrète, est encore l’œuvre de l’imagination et de la sensibilité. C’est une question de savoir si l’imagination qui crée les objets géométriques est une faculté a priori comme le veut Kant, ou si elle n’est que le ressouvenir de la figure réelle épurée et simplifiée ; mais, dans tous les cas, c’est une faculté qui a toujours tous les caractères de la sensibilité, à savoir la subjectivité et la relativité.

Ainsi le caractère relatif et subjectif de toute connaissance sensible nous paraît prouvé par cet argument décisif : nous ne percevons les corps que par le moyen des organes ; or les organes sont eux-mêmes des corps ; nous percevons donc les corps par les corps : c’est un cercle