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perception à la théorie du langage et qu’il assimile la perception primitive au langage naturel. L’auteur méconnaît donc ses rapports avec Reid ; et il aime mieux retrouver les origines de sa théorie dans les scolastiques et dans saint Thomas. Ce serait la distinction célèbre des espèces expresses et des espèces impresses. Nous doutons fort, pour notre part, de la légitimité de cette assimilation ; mais cela a peu d’importance.

Pour résumer dans toute sa force la pensée qui nous paraît dominer dans la théorie précédente et qui s’évanouit un peu dans l’analyse des détails, il nous paraît que l’auteur, pour établir l’objectivité de la perception, a choisi précisément le terrain d’où l’on croit d’ordinaire, de nos jours, pouvoir la combattre, à savoir le terrain de la science positive ; et il a cherché à établir que la science ne fait en réalité que confirmer le sens commun. Quels sont les résultats acquis par les travaux les plus récens de la science positive ? C’est que les couleurs et les sons ne sont qu’en nous, et que ces phénomènes s’expliquent par des conditions mécaniques et géométriques qui sont en dehors de nous. L’objectivité de ces notions mécaniques et géométriques se prouve parce qu’elles sont les mêmes pour tous les hommes, ce qui n’est pas vrai des phénomènes purement subjectifs ; — en ce que nous pouvons les concevoir subsistant en dehors de nous lorsque nos sensations viennent à cesser, ce que l’on n’affirmerait pas de pures apparences qui ne sont rien sans la sensation ; — en ce que l’on peut trouver dans ces conditions physiques et géométriques le fondement de démonstrations solides et scientifiques, ce qui n’a pas lieu pour les pures sensations. Pour soutenir que ces conditions externes sont subjectives comme les sensations elles-mêmes, il faudrait, dit ingénieusement l’abbé de Broglie, admettre deux sortes de subjectivité, l’une au dedans, l’autre au dehors : hypothèse bien étrange et bien compliquée. Si donc on renonce à cette double subjectivité, il faut reconnaître que la science marche d’accord avec le sens commun ; car le sens commun lui-même n’est pas sans reconnaître la part de subjectif qui entre dans nos perceptions. Le sens commun sait très bien qu’il y a des sensations qui ne sont qu’en nous (la jaunisse, les éblouissemens, les bourdonnemens), d’autres qui ne sont que des apparences (les reflets, les ombres et les lumières). Le seul point où la science rectifie le sens commun, c’est sur la question des couleurs que le sens commun croit inhérentes aux corps, tandis qu’elles ne sont qu’en nous ; or ce sont là des corrections qui ne dépassent pas la limite prévue. Tel est l’ensemble d’idées auquel on peut réduire la théorie de l’abbé de Broglie, en la dégageant de ses complications souvent fines et déliées, souvent aussi un peu touffues, quelquefois