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irrégulier, et contraire à l’habitude, de placer les doigts qui servent à toucher un corps ? » Pourquoi désigner d’une manière si obscure et ne pas décrire avec précision l’illusion si connue qui consiste à percevoir deux boules, lorsqu’il n’y en a qu’une que l’on touche à l’aide de deux doigts entre-croisés ? Pour être un jeu qui amuse les enfans, ce fait est-il indigne de la psychologie ? Si le tact est par lui-même, comme dit l’auteur, « certain et infaillible, » comment parvient-on à le tromper en changeant ses habitudes ? D’ailleurs le témoignage du toucher est grossier et n’est vrai que dans de certaines limites : deux pointes de compas appliquées sur la peau, avec une ouverture moindre de trois millimètres, sont senties comme une seule ; comment appeler infaillible un sens qui nous instruit d’une manière aussi grossière ?

L’ouïe et la vue, étant en elles-mêmes les sens de l’apparence, sont subjectives ; le toucher, qui est le sens de la réalité, est, suivant M. l’abbé de Broglie, essentiellement objectif. Les sons et les couleurs sont des phénomènes qui ne sont objectifs qu’en apparence ; ils sont produits par une cause externe objective qui n’est pas directement perçue : « Si nous n’avions que l’ouïe et la vue, nous serions, dit l’auteur, dans la situation que supposent les partisans de l’étendue subjective. » N’est-ce pas ici trop accorder ? et, après avoir reproché à l’auteur jusqu’ici trop d’objectivisme, ne serions-nous pas autorisés maintenant à lui reprocher un excès de subjectivisme ? Car la vue ne donne-t-elle pas l’étendue, au moins à deux dimensions (peut-être même à trois, quoi qu’on en dise), et partout où il y a étendue, n’y a-t-il pas déjà quelque objectivité ? L’auteur accorde que, si nous n’avions que la vue et l’ouïe, les sensualistes auraient raison ; nous ne pourrions pas distinguer les corps et leurs images ; nous n’aurions aucun moyen de les localiser dans l’espace. En profondeur, peut-être ; mais en surface ? pourquoi pas ? Est-ce que les corps n’ont pas une situation respective dans un tableau ? L’auteur entre ensuite dans une fine analyse des phénomènes de la vision. Il distingue la lumière objective, l’agent lumineux, « qui fait voir, mais qui n’est pas vu, » et la lumière apparente, qui est vue et que l’on appelle couleur. Celle-ci, à son tour, se présente à nous sous trois formes : d’abord la couleur propre de l’objet, ou couleur réelle (un objet rouge reste rouge, de quelque manière que nous le voyions) ; en second lieu, la couleur apparente, qui est celle qui résulte des différens effets que produit la lumière objective en se jouant sur l’objet coloré ; enfin, les couleurs subjectives proprement dites, celles qui viennent de l’état de nos organes et ne correspondent à rien en dehors de nous. L’auteur insiste surtout sur la différence des couleurs réelles et des couleurs apparentes, et montre