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d’un Bossuet ou d’un Gratry, que la saveur et l’accent, en laissant de côté le dogme et la lettre, cela même serait encore un gain pour la philosophie. Il n’est pas nécessaire d’être un croyant pour s’intéresser à la pensée chrétienne. Le dogme chrétien n’étant à nos yeux qu’une élaboration naturelle de l’esprit humain au même titre que la philosophie elle-même, quoique sous une autre forme, quoi d’étonnant à ce que sous cette forme se soient manifestées de grandes conceptions métaphysiques ? Pourquoi l’esprit humain, si la théologie chrétienne est son œuvre, ne s’y serait-il pas montré aussi puissant, aussi fécond qu’ailleurs, malgré les limites apparentes imposées par le dogme ? Les dogmes sont des mystères, mais ce ne sont pas des non-sens ; dépouillez-les de leur forme conventionnelle, ils recouvrent des pensées. La philosophie chrétienne devrait donc, si elle avait encore une véritable vitalité, avoir sa part dans le mouvement général de la pensée contemporaine et contribuer à enrichir et à féconder la métaphysique, comme elle l’a fait à toutes les époques de sa grandeur.

Indépendamment de l’influence que le philosophe chrétien peut exercer comme chrétien, il peut encore en exercer une autre, à un autre point de vue, s’il aborde les problèmes abstraits avec un entier désintéressement et sans laisser même deviner qu’il est chrétien ; s’il prouve par son exemple que, pour être chrétien et catholique, on n’en est pas moins homme et qu’on se considère comme tel ; que, tout fidèle que l’on puisse être à la société des croyans, on n’en est pas moins membre de la société des penseurs en général sans distinction de croyance. Ce désintéressement, cette recherche de la science et de la vérité pour elle-même, cet appel à la pure raison est un exemple pratique de tolérance et un appel à la tolérance plus saisissant que toutes les revendications les plus ardentes. Parler le langage de la raison abstraite sans mélange d’aucun autre, c’est se placer sur le terrain commun des penseurs, c’est se rencontrer sans scrupule avec les plus libres d’entre eux et quelquefois même combattre avec eux ; en un mot, c’est mêler l’église catholique avec le siècle, les mettre en présence et en bonne intelligence ; c’est donc à la fois travailler pour l’une et pour l’autre. M. l’abbé de Broglie, en donnant un tel exemple, en écrivant dans le langage le plus simple et le plus noble un livre de pure philosophie que pourrait signer un philosophe écossais, ministre du saint évangile, ou un philosophe déiste de l’école de Rousseau, en se montrant au courant des plus subtiles questions de la philosophie contemporaine, en s’exprimant sur toutes ces matières avec une aisance, un naturel, une candeur qui inspirent la sympathie et imposent le respect, aura plus fait pour l’église catholique dont il ne prononce pas le nom