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historique est démodé. Le Salon est envahi par d’immenses toiles d’une catégorie nouvelle qui portera sans doute dans l’histoire de l’art le nom de peinture municipale ou celui de peinture civique. On ne sait si l’on doit classer tel artiste parmi les peintres de figures ou parmi les peintres de paysage. M. Paul Baudry et M. Félix Barrias posent, l’un sa Vérité, l’autre sa Femme romaine au bain, deux sujets que l’on aimerait à voir traiter avec des figures de grandeur naturelle, dans des cadres exigus ; et pour montrer trois invalides sur un banc et une danseuse espagnole, il faut à MM. Poirson et Sargent des toiles grandes comme des maisons ! C’est la confusion des genres, le renversement des proportions. Dans ce chaos, la logique commande de classer les tableaux par rang de taille, comme les soldats au régiment. Nous commencerons donc par les grands tableaux et nous finirons par les petits, tout en faisant cette réserve que grande toile est moins que jamais synonyme de grande peinture.

Cette remarque ne s’applique pas, il est inutile de le dire, au Ludus pro patria de M. Puvis de Chavannes, une grande œuvre au propre et au figuré. C’est une plaine de la Picardie étendant au loin ses vastes et plats horizons que ferme d’un côté la lisière bleuâtre d’une forêt. Admirable décor, grandiose et tranquille, empreint d’une mélancolique sérénité. Les figures sont réparties en trois groupes principaux qui bien qu’indépendans les uns des autres, se lient dans la composition générale et ne brisent pas son unité. Au centre, de jeunes hommes nus s’exercent à lancer le javelot contre le tronc d’un arbre mort qui sert de cible. A droite, au premier plan, debout devant les huttes gauloises, des vieillards et des enfans regardent ces jeux d’adresse et de force, tandis que des femmes s’occupent du repas du soir. Celles-ci puisent de l’eau, celles-là enfournent le pain ; de moins laborieuses causent entre elles. La partie gauche de la composition est remplie par un tertre herbeux où sont assises des jeunes femmes, l’une jouant avec son enfant, l’autre donnant le sein à son nouveau-né. Un homme qui s’est détaché du groupe des lanceurs de javelots se penche pour embrasser son fils, qui répond à ses caresses en lui tirant la barbe. Ce trait familier est charmant dans cette scène sévère, comme dans l’Iliade les cris du petit Astyanax effrayé par la crinière flottante du casque d’Hector. Tout le tableau est tenu dans cette tonalité claire et mate de la fresque qu’affectionne, et avec raison, M. Puvis de Chavannes. Les nus et les terrains, presque de même ton, bien que différens par les valeurs, forment une gamme quasi monochrome relevée par les roses, les lilas, les vert d’eau, les jaunes rompus, les bleus cendrés des draperies et les verts pâles des herbes et des mousses qui tachètent le sol. Cette couleur conventionnelle, mais d’une suave harmonie, convient mieux qu’aucune autre à la décoration des églises et des