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vérité ne laisserait ni son imagination sans merveille, ni son cœur sans chaleur. La promesse a été tenue : le monde s’est ouvert avec une grandeur qui est une souveraine beauté[1]. » Je sais bien qu’il serait injuste de presser trop rigoureusement des métaphores. Mais enfin qu’est-ce donc que cet instinct secret dont on nous parle magnifiquement ? N’est-ce pas encore là une de ces causes finales proscrites, une conformation de l’esprit de l’homme en rapport avec la réalité et ses lois pressenties ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui dépasse l’étroite prison des phénomènes et je ne sais quel appel d’une voix mystérieuse qui semble dire à l’homme : « Toujours plus haut ! toujours plus loin ! » Enfin, quand M. Littré nous montre, avec une sorte d’enthousiasme religieux, l’humanité s’avançant à travers les siècles existence idéale à la fois et réelle, longtemps ignorée, puis se dégageant de ses nuages, partout fécondant la surface de la terre, gardienne jalouse des richesses intellectuelles et morales des générations, et nous améliorant tous, de race en race, sous sa discipline maternelle et sa bénigne influence ; quand il nous trace le tableau de « cet idéal réel qu’il faut connaître (science et éducation), aimer (religion), embellir (beaux-arts), enrichir (industrie), et qui de la sorte tient toute notre existence, individuelle, domestique et sociale sous sa direction suprême[2] , » nous sommes toujours tentés d’arrêter M. Littré et de lui demander comment, réduit aux phénomènes qu’il voit et qu’il constate scientifiquement, à l’aide de ces données strictement positives, il peut se forger de tels rêves de félicité au milieu des misères et des luttes de l’heure présente, et se construire ces palais magiques où habite une humanité transfigurée, ces templa serena, œuvre d’un poète et d’un rêveur ? M. Littré me répondrait qu’un des plus nobles attributs de l’intelligence humaine, c’est la puissance qu’elle a d’idéaliser. L’idéal est à la fois son rêve et son culte ; elle le poursuit et l’adore ; elle le modèle et se laisse modeler par lui[3]. Soit ; mais qu’est-ce donc que cette faculté d’idéaliser, sinon la faculté de voir plus et mieux que le réel, d’échapper aux splendeurs glacées de l’immensité cosmique en y jetant sa pensée, ou aux tristes spectacles des sociétés humaines en substituant son œuvre à celle de la nature insensible et de l’histoire immorale, c’est-à-dire, sous les deux formes, au règne brutal des faits ? Mais cette faculté même, qui peut tout idéaliser, est-elle donc l’œuvre du pur mécanisme ? Et ce travail perpétuel de l’homme qui tâche d’accomplir son rêve sur la terre par la science, par l’art, par la charité, et de recréer le monde à

  1. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 409.
  2. Ibid., p. 395.
  3. Ibid., p. 395.