Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/495

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en beaux contes que les populations des terres basses — d’où lui vient tout cela, sinon de la Franche-Comté ? Il le savait bien, qu’il lui devait ses dons les plus précieux ; aussi lui garda-t-il toujours l’amour le plus fidèle et ne consentit-il jamais à se dépouiller de l’éducation fantasque et des poétiques préjugés qu’elle lui avait donnés. Même au comble de sa célébrité, il ne permit pas au Parisien d’effacer en lui le Franc-Comtois et il se plut toujours à attribuer à sa province natale le mérite de ce qu’il était. Maint passage de ses écrits, et notamment les premières pages de la Neuvaine de la Chandeleur, expriment avec une exquise éloquence cet amour de la petite patrie, qui eut chez lui toute la respectueuse tendresse de la piété filiale.

Il dut encore autre chose à sa province natale, c’est-à-dire le peu de sentimens républicains qu’il eut jamais et la forme très particulière que prirent en lui ces sentimens. Il y avait, trop longtemps que la Franche-Comté avait perdu ses anciens maîtres pour qu’elle gardât le regret de son ancien état, mais, en revanche, il n’y avait pas assez longtemps qu’elle était province française pour qu’elle eût perdu le souvenir du temps où elle ne l’était pas. Dans une telle situation, les idées républicaines agissaient sur les têtes franc-comtoises comme un ferment de séparation plutôt que comme un stimulant à une union plus étroite. L’autonomie franc-comtoise apparaissait à nombre de jeunes esprits comme une conséquence des promesses de la révolution et de la situation nouvelle qu’elle avait créée. La révolution, en mettant fin à l’ancien régime, ne mettait-elle pas fin en même temps à cette annexion qui était une œuvre violente de la monarchie ? En recherchant son indépendance, la Franche-Comté ne ferait pas acte de rébellion envers la république, car elle ne recherchait pas de nouveaux maîtres et ne ferait qu’appliquer à son plus grand profit les principes que la république même avait proclamés. On pouvait être ainsi républicain dans un sens plus que girondin et garder intactes les opinions royalistes les plus prononcées ; un tel républicanisme ne les blessait en effet en aucune façon. Nodier embrassa avec ardeur ces perspectives d’affranchissement et on l’aperçoit vaguement, aux approches du consulat, engagé dans des ombres de conspirations passablement puériles pour réaliser ce beau projet. Ces fumées de conspiration passèrent vite, mais il n’en fut pas ainsi de l’alliance du sentiment républicain et du sentiment royaliste qui s’était opérée sous l’influence de cette chimère. Elle persista chez Nodier, naïvement, inconsciemment, sans qu’il se soit jamais bien rendu compte de ce qu’elle avait de bizarre et de peu logique, et se fortifia de tous les événemens ultérieurs de sa vie.