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bouffes. De bonne famille, à ce qu’il disait, fils d’avocat, il n’était monté sur les planches que par amour de l’art ; sans être riche, il possédait quelque bien, qu’il mettait aux pieds de ma fille ; il y mettait surtout les choses futures ; il disait : « Mon avenir. » Il avait déjà chanté à Vigevano et à Lecco, avec un succès étourdissant (il était forcé de l’avouer, surmontant sa modestie) ; les engagemens ne lui manquaient pas ; il devait « faire » le Barbier de Séville et les Faux monnayeurs à Taganrog, au printemps. C’est là qu’une fois marié, il comptait passer la lune de miel. J’interdis à ma fille de recevoir d’autres lettres. Que font-elles toutes, quand elles ne veulent dire ni oui ni non ? Elles pleurent. Ainsi fit Séraphine et je m’y fiai, parce que ces larmes me semblaient versées par le repentir. Deux jours après, Iginio Curti m’écrivit à moi-même. Il était pressé, parce qu’il devait aller à Taganrog. Il ne demandait pas si ma fille avait une dot, se déclarant plein de confiance dans sa voix qui devait nourrir le bouffe, la femme du bouffe et les future enfans du bouffe. Il paraissait sûr de son fait et faisait la chose la plus sérieuse du monde en style vif et gai. Ma réponse fut courte, mais prompte.

« Séraphine, dis-je au bouffe, n’a que dix-neuf ans et ne pense pas encore au mariage ; elle sait que son pauvre père n’a qu’elle au monde et elle ne voudra jamais le quitter pour suivre son mari dans des pays lointains, par exemple à Taganrog. Ma fille, continuai-je, prendra un mari quand le temps sera venu, elle le prendra à son goût, avec le consentement de son père, et le choisira parmi ceux qui ne voyagent pas. Avec mille regrets, etc. »

« Je n’avais rien touché à ma fille de cette correspondance, voulant nous épargner des larmes, à elle et à moi, et je me flattai d’en avoir fini avec le bouffe. Complète erreur. Ce bas comique revint à la charge avec quatre pages bien serrées, où il se permettait de me dire que « peut-être je me trompais sur les dispositions de Séraphine, mais que certainement les pères doivent se résigner un jour ou l’autre à sacrifier leurs propres affections et leurs propres commodités. » Il concluait par une sentence : « L’excès de zèle à préparer à sa façon le bonheur d’une fille, c’est quelquefois de l’égoïsme ou du moins c’en a l’air. » Je crus tenir sous ma main la destruction du bas comique. « Lis, dis-je à ma fille, et apprends quel était l’homme que tu osais me préférer. » Elle lut et pleura ; après avoir lu, elle pleura encore. — « Est-ce vrai, ce qu’il dit, que tu irais à Taganrog ? » — Pas de réponse. — « Est-ce vrai que tu quitterais ton vieux père pour suivre un inconnu aux antipodes ? — Pas de réponse encore. — « Je savais bien, repris-je, que ce n’était pas vrai. » Sur quoi je sortis en déclarant que je ne voulais plus entendre parler de cette histoire. On n’en parla plus, mais je vis