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plus pour se diriger en morale et en politique que des idées révolutionnaires et métaphysiques. Cela ne suffit plus, il s’en faut beaucoup. La philosophie positive leur offre un refuge où ils sont à l’abri de tout retour offensif des doctrines théologiques, où ils acquièrent la foi scientifique, et où ils trouvent une ample carrière à leur activité sociale[1].

C’est à ces influences combinées qu’il faut attribuer le triomphe apparent de la philosophie positive. Mais en adoptant le nom du positivisme comme un mot d’ordre, la plupart de ceux qui s’y rallient ont singulièrement simplifié la doctrine. Ils l’ont réduite à cette question qui me parait être la suprême transformation qu’elle doit subir, et qui, sous cette forme renouvelée et plus saisissante pour la masse des esprits, pourrait bien être la question la plus grave dans la sphère des idées, la plus dramatique du XIXe siècle : « La science (et par là il faut entendre, dans les habitudes du langage nouveau, la science positive) ne suffit-elle pas à donner à l’homme tout ce qui lui est nécessaire aussi bien dans l’ordre idéal que dans l’ordre industriel et physique ? Qu’avons-nous besoin d’autre chose ? Et à quoi bon nous troubler l’esprit de vains reflets et de leurs trompeuses quand nous avons là sous la main et sous les yeux la source inépuisable des clartés qui ne trompent pas, l’expérience sensible, et le contrôle indiscutable dans la vérification des faits ? Le principe de toute certitude et le critérium de toute évidence, tout est là. Que voulons-nous de plus ? »

Vraiment, cela suffit-il ? Peut-on croire en effet que la science positive satisfasse toutes les aspirations de cette noble ambitieuse, la pensée humaine ? Quel domaine limité, étroitement mesuré, impossible à maintenir dans ses strictes limites, que celui de l’expérience positive à chaque instant, M. Littré laisse échapper de son cœur de savant comme un regret de ces lacunes et de ces insuffisances. Au terme de ses recherches sur les hypothèses de la cosmogonie, il avoue que la cosmogonie positive entend seulement exposer la liaison de quelques phases d’évolution, mais qu’elle renonce délibérément à rien expliquer au-delà ; elle n’a même pas le droit d’accepter, quoi qu’on en ait dit, des hypothèses comme celle du transformisme, « bien qu’à ses yeux cette théorie demeure éminemment recommandable[2]. » Il arrive qu’après avoir exposé tous les problèmes de la science de la nature, après avoir parcouru tous ces hauts sommets auxquels aspire le savoir humain, le savant s’écrie au moment où il s’arrête, fatigué et mécontent : « Ce n’est pas avec l’impression d’une orgueilleuse satisfaction que j’ai voulu laisser

  1. Remarques, p. 312.
  2. La Science au point de vue philosophique, p. 559 et préface.