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à un seul homme et craignant de rencontrer chez les nouveaux ministres autant d’autocrates. Le comte Vorontsof, dans une lettre à Kotchoubei, l’un des promoteurs de la réforme, s’était fait l’organe de ces appréhensions, au lendemain même de l’institution des ministères. Ce patriote s’élevait d’avance contre le despotisme des ministres affranchis de tout contrôle, tandis que les anciens collèges, qui lui semblaient déjà porter leur garantie en eux-mêmes, avaient été assujettis par Pierre le Grand au contrôle du sénat[1]. Si de pareils regrets du passé étaient peu justifiés, les institutions de Pierre le Grand ayant fort mal répondu aux espérances du réformateur, il n’en était pas de même des craintes de Vorontsof pour l’avenir. L’omnipotence ministérielle, en débarrassant l’administration des lenteurs et de la complexité de la procédure collégiale, devait avoir pour premier effet d’exagérer encore la centralisation bureaucratique et la tutelle gouvernementale.

Il semble de loin que la patrie de l’autocratie doive être le pays de l’harmonie des pouvoirs et de l’unité administrative. Vues à distance, les diverses administrations, avec leur forte centralisation bureaucratique, ressemblent à ces nouvelles horloges pneumatiques, dont les aiguilles, mues par le même ressort, marchent toutes à la fois et marquent toutes la même heure. En fait, il n’en est rien : l’unité d’action qui, en théorie, semble l’apanage des régimes absolus, fait souvent défaut à la Russie. Ce gouvernement, où tous les pouvoirs procèdent de la même volonté, où toute l’autorité est concentrée dans la même main, où il n’y a officiellement qu’un seul moteur, est de ceux dont les rouages administratifs donnent lieu au plus de frottemens, et, par suite, à la plus grande déperdition de forces.

La principale raison de cette anomalie est l’isolement des divers ministères, qui forment comme autant d’états indépendans, ayant chacun leur trésor particulier, et leur armée d’employés, toujours prêts à entrer en campagne les uns contre les autres.

Si la Russie a des ministres, elle n’a pas encore de ministère, au sens politique du mot. Entre les chefs des diverses administrations il n’y a aucune cohésion, aucun lien, il n’y a ni solidarité ni direction commune. Les ministres se réunissent bien à certains jours pour se concerter ensemble ; mais à ces réunions, impérieusement exigées par les besoins des différens services, la langue officielle refuse le titre occidental de conseil (sovêt) et, à plus forte

  1. Lettre publiée en 1881 par le Rousskii arkhiv. S. R. Vorontsof faisait part des mêmes sentimens au prince Czartoryski, dans une lettre de la même époque. Voyez Istoritcheskii Vestnik (oct. 1880).