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scolastique. En Italie partout sa marque est imprimée : vestigia leonis. Cités, châteaux, cavernes en leurs profondeurs, monastères perchés sur les cimes, nous l’ont conservée : Hic fuit Dantes. Ce mot emplit tout le paysage et l’ennoblit. Où ne fut-il pas ? A Vérone, chez les seigneurs de la Scala, à Ravenne, chez les Polenta, dans les Marches trévisanes, chez Gherardo de Camino, au pied des Alpes juliennes, chez le patriarche Pagano della Torre. Tous l’accueillaient, l’hébergeaient, l’employaient à leur politique en attendant mieux, car ils avaient compris que ce vagabond pythien s’en allait vers la postérité et les y pourrait mettre en bonne ou en mauvaise odeur. C’est ainsi qu’en retour de son hospitalité, Can Grande reçut la dédicace du me chant et devint le lévrier symbolique qui chassera du sol italien la panthère, la louve et le lion. Avant de laisser ses os à Ravenne (1321) : — Hicclaudor Dantes patriis extorris ab oris, — il avait séjourné à Rimini, chez le petit-neveu de Francesca, de même que dix-neuf ans plutôt (1302), se trouvant à la cour de Bartolommeo della Scala, grand-oncle du jeune prince que je viens de citer, il avait pu jouer son personnage de témoin dans la tragédie de Roméo et Juliette.

C’est à ce point de vue de chose vécue qu’il faudrait envisager l’œuvre de Dante. On ne s’enflamme d’un si beau zèle que pour ou contre des contemporains. Chaque tercet de l’Inferno trahit la personnalité du poète ; ses colères, ses pitiés, ses désespérances. C’est l’histoire de son temps vue à travers ses propres animosités politiques. On dit bien que les sept premiers chants existaient déjà lorsqu’il résidait encore à Florence et que les gens du peuple — âniers et forgerons — les récitaient partout. La légende parle aussi d’une représentation donnée à l’occasion d’une fête publique et pendant laquelle le pont Caraja se serait écroulé sous le poids de la multitude. Nous inclinons à croire que ce livre est un chant de l’exil, un produit des longues années d’épreuves. On ne passe pas ainsi de l’action militante à la pure contemplation. Je le vois, sur le tard, assis à Ravenne, épuisé, délabré et s’y remettant de sa course aux enfers « cause de sa maigreur ! » C’en est fait des gibelins ; la partie qui se jouait pour lui sur la terre est désormais perdue, rêves de monarchie, appels à l’empereur Henri VII, choses finies. Il ne s’agissait donc plus que d’élever ses yeux vers la lumière et de s’y retremper ; de là ce mysticisme qui rayonne aux derniers chants du Paradis et qui, dès l’origine, était dans le plan du poème ; de là aussi l’immense compassion dont il se sent repris pour certains êtres qu’il a particulièrement connus et pratiqués de ce côté-ci de l’existence : Brunetto Latini, son maître, et vous aussi, divine Francesca, de qui la voix résonne en son âme et dans la nôtre longtemps après que vous avez passé ! Faut-il que cet homme-là soit de son siècle