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trentaine de beaux vers. » Il aurait pu tout aussi bien n’en reconnaître qu’un seul : celui-là. Car, en effet, après de pareilles beautés, il n’y a rien. En six mots, le drame est résumé : Comme ils se penchaient sur le livre, leurs bouches se joignirent toutes frémissantes, un long baiser, l’éclair d’une épée…

Et nous ne lûmes pas ce jour-là davantage !


Est-ce possible d’être plus vrai, de mieux saisir sur le vif la tragédie du moment psychologique ? Cette légende d’ineffable mélancolie revivra éternellement ; tous les arts se la disputeront ; nous savons ce qu’elle vaut en poésie, en peinture ; vaut-elle autant pour la musique ? est-ce un opéra, est-ce une symphonie ? Il me semble qu’à la place de M. Ambroise Thomas j’eusse choisi la symphonie et pris là texte et occasion d’un monument à la Verdi composant sa Messe. En des temps de musique expérimentale et d’impressionnisme comme les nôtres, l’idée avait de quoi séduire ; c’était d’ailleurs se rapprocher de son modèle, la symphonie avec sa symétrie architecturale répondant mieux que toute autre forme au génie absolument mathématique du grand Florentin, toujours préoccupé du nombre Trois et qui veille à ce que chacun des chants de son poème ait sa résolution harmonique sur le mot stelle.

Loin de nous les comparaisons disproportionnées. Il n’en demeure pas moins vrai que, chez M. Ambroise Thomas, comme chez l’auteur de la Divine Comédie, l’esprit de culture et de science prime l’inspiration et que, s’il y a parmi nos musiciens quelqu’un qui soit fait pour traduire Dante, c’est celui dont nous parlons ; son philosophisme rêveur, son goût de la scolastique, son humeur sombre et monacale l’y porteraient. Les dieux d’Homère, lumineux, allègres, rayonnans, n’en veulent qu’à Mozart toujours et quelquefois à Rossini. Richard Wagner s’est attribué l’empire des Walkyries ; à nous, les commentateurs, les éplucheurs et les ruminans de la tradition latine, à nous de l’interpréter selon notre art. Comme programme de symphonie, la traversée aux enfers de Dante et de Virgile me représente l’odyssée de l’âme moderne, et pour le musicien, un hymne des ténèbres et de la mort, une sorte de cantus supra librum, dont le point de rappel, le motif thématique, serait cette légende même de Françoise de Rimini. Égaré dans la profondeur de la forêt terrestre, le poète voit l’aube rougir la montagne où le Rédempteur est mort sur la croix. Son cœur tressaille et déjà s’élance, quand soudain, spectres menaçans, lui apparaissent la panthère, la louve et le lion, autrement dit, les trois péchés de luxure, d’avarice et d’orgueil qui dévorent l’humanité. Cependant Virgile se montre, messager de salut, envoyé du vestibule de l’enfer par la mystique