Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Cournot, disant « que l’homme n’a conçu l’âme que pour se rendre compte de sa propre nature, de ses facultés supérieures, de faits de conscience qui n’ont rien de commun avec ceux que le physiologiste étudie scientifiquement. » — M. Littré proteste contre cette thèse d’un semi-spiritualisme qui l’inquiète : « En fait d’études psychiques, je suis du côté des physiologistes, déclare-t-il, et non du côté des psychologistes. Je ferai toutes les concessions qu’on voudra sur les ténèbres qui enveloppent encore certains phénomènes psychiques ; mais il n’en est pas moins certain que tous les faits de conscience se passent dans le cerveau, qu’ils n’existent pas sans cerveau, qu’ils sont abolis quand le cerveau éprouve une lésion destructive, et que le cerveau appartient à la physiologie. Séparer l’organe et la fonction est aujourd’hui une impossibilité doctrinale[1]. » Je n’examine pas ici le fond de la question ; je marque seulement la nuance de la doctrine exprimée, et sur cette nuance le doute n’est pas possible. Là encore la neutralité est toute platonique et imaginaire.

Mais tandis que la plupart des positivistes inclinent, sous la pression secrète de la doctrine, vers le naturalisme pur et simple, d’autres se redressent par un élan inattendu et semblent, en dépit de leur pacte avec l’expérience sensible, céder à je ne sais quel appel irrésistible de l’au-delà, franchir par de vives intuitions la frontière interdite et porter leur pensée dans les régions où se cachent les causes inconnues. C’est un mouvement inverse de celui que je viens de décrire, mouvement très curieux aussi et qui prouve, par cette nouvelle et plus étonnante contradiction, combien le positivisme a de peine à se maintenir dans son ancien programme d’abstention complète, comme il lui est malaisé de rester indécis et suspendu entre l’affirmation et la négation sur les premières causes et par quelle logique inévitable il obéit à ce dilemme qui lui impose ou de fermer l’inconnu et de mettre l’infini dans la nature, ou de montrer aux limites de l’univers la réalité illimitée, la puissance infinie et d’éveiller ainsi dans l’esprit humain des curiosités indomptables.

Pour montrer les irrésistibles tentations de ce retour vers les domaines interdits par la science positive, nous n’avons qu’jà rappeler l’exemple de M. Comte, dans la seconde période de sa vie philosophique, aboutissant à une sorte de mysticisme humanitaire. Après ces déclarations superbes contre toute théologie et toute métaphysique, il revient à une théologie, et à laquelle ! Nous l’avons retrouvé à la fin de sa carrière croyant à des volontés, lui qui n’avait cru

  1. Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 43.