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aurait voulu, pour le salut du gouvernement, qu’on fît trêve à la politique pour ne songer qu’à rétablir l’ordre dans les rues.

Malheureusement, la démission du cabinet, qu’il souhaitait quelques jours plus tôt, fut demandée à la veille de la bataille. C’était ouvrir la place à l’ennemi. Du moins aurait-on pu fermer la brèche, si on avait su former en quelques heures un ministère chargé de réprimer l’émeute. Mais les crises ministérielles que peut supporter une nation saine sont des accès de fièvre maligne lorsqu’elles s’attaquent à un corps ébranlé. Pendant que les barricades s’élevaient, que les têtes s’échauffaient, qu’on fondait des balles, on délibérait lentement, on négociait, on cherchait à concilier les amours-propres. Le 23 février, M. Molé avait été chargé de former un cabinet. Il appela MM. de Rémusat, Dufaure et Passy ; aucun d’eux n’hésita, mais tous pensèrent que, sans l’appui de M. Thiers, il était chimérique d’espérer une influence dans Paris, une majorité dans la chambre. M. de Rémusat se rendit place Saint-George ; la soirée s’avançait ; comme il tardait, M. Molé l’y rejoignit. Peu après, MM. Dufaure et Passy le voyaient revenir ; il ne s’agissait plus du ministère. En une heure, la situation était changée. Le feu de peloton du boulevard des Capucines avait surexcité les passions ; l’insurrection grondait. Le nom de M. Thiers, qu’il aurait fallu appeler dès le premier moment, pouvait seul, si un cabinet sous sa présidence était formé dans la nuit, faire hésiter l’émeute. Aucun des hommes politiques réunis chez M. Molé n’avait assez de présomption pour se croire en mesure de maîtriser les événemens. Ils se séparèrent consternés et convaincus que toutes les combinaisons politiques devaient être écartées. Le salut, c’était l’emploi résolu de la force, c’était le maréchal Bugeaud, puis un cabinet libéral après la victoire.


IV

La révolution de février n’avait pas surpris M. Dufaure, mais elle l’attrista profondément. Ce n’était pas seulement la chute d’un gouvernement, mais l’échec de tout un système fondé sur l’influence de la classe moyenne, c’est-à-dire de l’élite intellectuelle de la nation. Le triomphe de l’insurrection devait naturellement livrer le pouvoir au peuple. Était-il capable de l’exercer ? Depuis 1815, le suffrage restreint avait mis à la tête des affaires bien des nuances diverses de l’opinion publique, mais nul ne pouvait méconnaître, en embrassant d’un coup d’œil ces trente-trois années de notre histoire, que les hommes les plus éminens s’étaient succédé pour représenter tour à tour l’esprit conservateur et libéral. Le suffrage universel aurait-il le même esprit de gouvernement ? Le « pays légal, » malgré des vues égoïstes, n’avait pas