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commander les armées de la république de Venise. Si Othello n’a pas cette ampleur de poitrine, de voix et de geste, cette magnificence de toute la personne qui doit être sa beauté, Othello n’est plus Othello et Desdémone ne peut l’aimer. En amour comme en guerre, la noblesse triomphale de ce nègre pouvait imposer aux âmes ; mais, je vous prie, est-ce pour ce général du génie, pour ce vieux quarteron maigri dans les travaux mathématiques, que la douce fille de Brabantio quittera le palais de son père ? Lorsqu’Othello bondit sur sa proie, il faut que ses jarrets aient la détente des jarrets du tigre. Mais que dire si de sa tunique passent les jambes grêles d’un vieux travesti ? Je sais bien que Frédérick-Lemaître a représenté Othello et Napoléon, et que Déjazet, à la même époque, a joué Napoléon, elle aussi ; mais voyez-vous Othello figuré par Déjazet ? A dessein, pour me faire comprendre, j’exagère mon impression ; le certain est que M. Taillade est trop étriqué pour ce rôle. Ajoutez que sa voix est sourde et sa diction édentée : ce n’est pas là le rugissement du fauve ni la menace de ses crocs. Enfin toutes ces roueries de comédien blanchi dans le mélodrame ne valent pas la simplicité magistrale que réclame Shakspeare. Cependant M. Taillade a du talent, de l’expérience, une manière d’autorité. En quelques passages, ce vieux loup du boulevard pousse très bien son grognement ; il atteint à l’effet dramatique et semble presque un grand artiste : s’il ne suffit pas à décider le succès, il ne paraît pas y nuire.

M. Chelles, qui joue Iago, y contribue de toutes ses forces. Non qu’il soit, lui non plus, le personnage de Shakspeare ; assurément ce n’est pas là ce vieil officier subalterne, tanné par tous les vents d’une vie orageuse, durci par tous les heurts d’une destinée de routier, jauni par l’envie et recuit dans son fiel ; c’est un solide gaillard à la moustache en croc, qui sert sans scrupule son ambition féroce et assommerait d’un coup de poing son ennemi, s’il n’avait l’occasion de lui couper le jarret par derrière. C’est un autre Iago ; n’importe : c’en est un cependant, qui ne manque pas de consistance et, tel quel, nous intéresse. De même, Mme Tessandier n’a pas la fraîcheur d’ingénuité, la mutinerie enfantine, la grâce fragile de Desdémone ; pourtant elle joue avec intelligence et simplicité, elle sait maintenant dire le vers, et ce n’est pas elle qui perdrait la partie. Les autres rôles d’ailleurs sont tenus convenablement. Si je n’ose prédire la victoire, j’entends la victoire fructueuse et de résultats durables, ce n’est pas l’interprétation qui me défend d’y compter.

Est-ce donc que la traduction de M. de Gramont n’est pas bonne ? Nullement, elle est aussi bonne et, en certains points, meilleure qu’une autre. Elle semble exacte et pourtant se recommande par un bel air de facilité. Que reste-t-il, et ne dirait-on point que je me moque ? Il reste ceci, qu’une traduction d’Othello en vers français ne saurait avoir, selon moi, aucune fortune solide, et que c’est une entreprise