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Littré ? Une fiction ? Mais une fiction volontaire n’est l’objet d’aucune croyance, au sens sérieux de ce mot. Une réalité ? Mais qui voudra croire que la terre ait eu des volontés et de bonnes intentions pour le futur genre humain, et régler d’après cela son adoration et sa conduite ? D’ailleurs Auguste Comte confesse ouvertement, à ce moment de sa vie, que l’esprit humain ne peut se passer de croire à des volontés indépendantes qui interviennent dans les événemens du monde. Mais alors jamais n’a été fait aveu plus mortel à la philosophie positive. Elle repose, en effet, tout entière sur cette donnée, que l’esprit humain n’est nécessairement ni théologien ni métaphysicien et qu’il ne l’est que transitoirement. Si maintenant l’on vient nous dire qu’il l’est nécessairement, qu’on le proclame bien haut, qu’on retourne à l’état théologique antérieur, et qu’on n’espère pas que de chétives conceptions entrent sérieusement en compétition avec la théologie émanée des profondeurs de l’histoire et consacrée par la grandeur séculaire des institutions et des services[1].

Sur tous ces points de la synthèse politique, sociale et religieuse, M. Littré, non sans déchiremens, non sans peine secrète, prend son parti. « J’aurais vivement souhaité qu’il en fût autrement. Disciple de la première partie du système, j’étais tout disposé à l’être de la seconde, de la même façon, c’est-à-dire par cet ascendant irrésistible que porte avec soi la vérité démontrée. L’ascendant fit défaut ; et il fallut me séparer de conceptions qui pour moi n’avaient plus de raison d’être. De la sorte, maintenant avec fermeté la philosophie positive qui est la base, j’ai avec non moins de fermeté rejeté, pour une grande part, la politique positive que M. Comte a voulu en déduire. » Il prétend qu’au fond il n’a pas eu à scinder l’œuvre de M. Comte, qui reste intacte et entière ; il n’a eu qu’à en retrancher des conséquences et des applications impropres. Mais il a eu, et cela a été douloureux, à scinder M. Comte lui-même, c’est-à-dire à montrer qu’il a été infidèle à ses principes et à sa méthode[2]. Cette infidélité, qu’il lui est si pénible de constater, il l’impute à des troubles organiques survenus chez M. Comte, à des affaiblissemens produits par l’excès de travail.

Tout cela est-il rigoureusement exact ? N’y a-t-il eu infidélité ou plutôt indépendance du disciple que sur les points indiqués dans cette confession touchante ? Qu’on remarque bien que je ne mets pas un instant en doute l’absolue sincérité de ce véritable honnête homme, mais je ne puis m’empêcher de constater qu’il y a d’autres points que ceux-là sur lesquels sa pensée s’est modifiée par l’expérience, par la réflexion, par le contact des événemens et des hommes ;

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 562-564.
  2. Ibid., préface, p. IV.