Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

uniquement occupés de leur œuvre, indifférens à tout le reste et employant leurs loisirs à mortifier leur chair. Il estime qu’une sage philanthropie et une piété sincère ne sont inconciliables ni avec la belle humeur ni avec ces honnêtes petits plaisirs qui assaisonnent la vie et la rendent supportable. Certes il ne néglige jamais sa mission ; il s’en occupa consciencieusement, sans distraction comme sans paresse. Mais, une fois quitte envers son devoir, il s’accorde sans scrupule un peu de relâche ; qu’il découvre quelque occasion de se réjouir, il se croirait coupable devant Dieu s’il ne la mettait pas à profit. Ajoutez qu’il est homme avisé, qu’il a beaucoup de savoir-faire. Il ne pouvait s’accoutumer à sa tarantass, aux cahotemens, aux déplorables soubresauts de ce maudit véhicule sans ressorts, traîné au triple galop de trois chevaux fougueux qui dévorent l’espace, boivent le vent et se croiraient à jamais perdus de réputation s’ils trottaient pendant une demi-heure comme des chevaux raisonnables. Il imagina un beau jour de placer sous lui un rond, un coussin bien gonflé d’air et à côtes, a ribbed circular air-cushion, et il en ressentit les plus heureux effets. C’est, dit-il, un secret d’or, a golden secret, et il vous en fait part. Libre à vous d’en profiter lorsque vous vous promènerez en Sibérie ; mais n’oubliez pas de bénir l’inventeur.

Au surplus, cet excellent voyageur fait toujours bonne mine à mauvais jeu ; le triste dénûment des maisons de poste, qui servent d’hôtelleries dans tout l’empire russe, n’a jamais eu raison de sa philosophie naturelle. La salle destinée aux étrangers ne renferme qu’une table, une chaise, un chandelier, un lit ou plutôt un banc qui n’est pas souvent rembourré, une sainte image, un miroir et quelques affiches plus ou moins bien encadrées, où est indiqué le tarif exact d’une foule de mets et de boissons. Mais n’allez pas supposer un seul instant que, pour tout l’or du monde, vous réussiriez à vous les procurer. Le gouvernement enjoint à tout maître de poste de prendre une licence d’hôtelier et de faire savoir à quel prix il vendrait un verre de madère ou un plat d’ortolans s’il les avait ; le malheur est qu’il ne les a pas. De l’eau bouillante et du pain noir, voilà sur quoi vous pouvez compter ; si d’aventure on vous offre par-dessus le marché quelque maigre volaille ou de la viande un peu rance, tenez-vous pour un homme béni du ciel. Heureusement il n’en va pas de même dans les villes, et M. Lansdell y prenait sa revanche. Il est surtout certains pâtés de saumon dont il se souvient avec plaisir, il leur rend un excellent témoignage ; il n’a pas l’ingratitude de l’estomac. Tout ce qui concerne l’économie politique, sociale et même culinaire l’intéresse beaucoup plus que la botanique et la géologie, et dans chacune des provinces qu’il a traversées, il a noté avec un soin religieux le prix de tout ce qui se laisse boire ou manger. Certains chapitres de son livre pourraient être