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l’a préservé dix danger de se contredire, cette plaie des esprits d’aujourd’hui. Tout cet admirable petit livre que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs n’est que le récit des contradictions d’un honnête homme qui reconnaît que, dans un grand nombre de circonstances importantes, il s’est trompé. Il en ressortait aussi cet enseignement que le cours des choses n’a pas été plus favorable à la démonstration pratique du positivisme que l’expérience individuelle. M. Littré nous donnait la longue énumération des démentis que les prévisions de son maître ont reçus des événemens et aboutissait à cette conclusion douloureuse que l’histoire s’est montrée réfractaire aux inductions de la sociologie. Il faut tenir compte, pour juger équitablement cette page, d’une certaine exaltation momentanée qui peut s’emparer des meilleurs esprits quand ils sont remplis de leur sujet et comme enivrés d’une idée.

Du reste, c’est un fait notoire que déjà quelques années avant la mort d’Auguste Comte, M. Littré avait secoué le joug, devenu trop étroit et trop pesant, du maître autoritaire et illuminé qui avait fini par convertir son autorité en une sorte de tyrannie atrabilaire et mystique. Cet affranchissement relatif, qui ne s’était pas fait sans peine, avait eu pour origine un dissentiment politique. Après une longue intimité intellectuelle de tous les jours et presque de toutes les heures, la rupture avait commencé au sujet du coup d’état de 1851, auquel Auguste Comte s’était rallié, cherchant partout des protecteurs puissans pour la politique qu’il rêvait, les cherchant d’abord en France comme plus tard il les poursuivait jusqu’en Russie. Il arriva même que M. Littré, tout en continuant à payer son subside au budget dont vivait Auguste Comte, finit par se retirer de la société positiviste. À mesure qu’il s’éloigna de l’homme qui avait exercé sur lui un tel ascendant durant onze années, il sentit la nécessité de soumettre au contrôle de la méthode positive tout ce que le maître avait promulgué dans la dernière partie de sa vie et ce que le disciple avait d’abord admis de confiance. « Je ne pense pas, dit M. Littré avec une noble candeur, que j’eusse été capable de le faire si j’étais resté sous l’influence immédiate de M. Comte[1]. » Ce contrôle opportun produisit dans son esprit un mouvement assez considérable pour marquer une date dans l’histoire de l’école. La critique qu’il osa porter sur les doctrines de M. Comte se renferma d’abord dans une simple question de méthode, mais grave, et sur les conséquences qui en découlaient : la prédominance attribuée par M. Comte au sentiment, la subordination de l’esprit au cœur, toute une politique théocratique, enfin le retour à un nouvel état théologique, tout semblable à l’autre par la méthode. Mais la critique une

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 602.