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bien connu qui signifie étranger. Cette passion qui le possède tout entier, corps et âme, Daphnis la ressent pour une étrangère, pour un être qu’il ne peut atteindre, pour un fantôme. Et, en effet, parmi les différens noms qui nous ont été transmis sur la maîtresse de Daphnis, se rencontre celui de Chimæra, la Chimère. C’est donc une création fantastique, un être sans existence qui hante l’imagination de ce pauvre rêveur et trouble sa raison. Comme dit la langue française, qui ne s’attendait guère à figurer en ce débat, il est le jouet d’une chimère.

Ce n’est pas tout. La science étymologique et la mythologie réunies vont nous donner satisfaction au sujet de la première des trois femmes, l’épouse légitime, Naïs, qui paraît bien négligée dans ce conflit des passions. S’il n’est plus question d’elle, cela tient à sa nature, clairement indiquée par son nom. Naïs est le même mot que Naïade ; il s’agit donc de la nymphe d’une source. Or, l’exemple de Thétis et de Pélée l’a prouvé, les déesses des eaux, quand elles s’unissent à un mortel, restent toujours attachées à leur élément et ne font que de rares visites à la demeure de leurs époux humains. Ces sortes de ménage restent donc assez froids.

Ne soyons pas trop sévères pour l’érudit intelligent qui s’est laissé entraîner à ces bizarreries. La mythologie grecque est pleine de séductions et de mirages. C’est un composé de sensations naturelles, de rapports logiques, d’associations accidentelles, d’imaginations, qui provoque et déroute l’analyse ; et ceux-là seuls sont à l’abri des erreurs, qu’elle n’intéresse pas assez pour qu’ils éprouvent le besoin d’en pénétrer le sens. Mais évidemment il ne faut pas ajouter à la difficulté du travail par des complications arbitraires et en confondant ce qui est distinct. Tel est le cas pour le Daphnis de Théocrite. Si l’on a tant de peine à concilier entre eux les divers passages du poète, c’est que, dans sa pensée, ils ne se concilient pas. C’est ce qui a été très nettement vu par M. Kreussler et par l’excellent éditeur de Théocrite, M. Herm. Fritzsche. Les modernes ont été souvent dupes d’une illusion logique qui rattache à l’enchaînement exact et rigoureux d’une même légende les différentes œuvres d’un poète grec sur le même sujet. Ni pour les tragiques ni pour les lyriques comme Pindare, il n’en était ainsi. Telle était la liberté laissée par le complexe développement de la mythologie, que chacun pouvait choisir tantôt une version, tantôt une autre, ou même y introduire sa propre pensée. Ainsi chaque œuvre, composée sous l’impression exclusive d’une conception particulière, existait, pour ainsi dire, par elle-même ; elle avait son sujet, sa nature, sa couleur à elle. Le poète y était indépendant des autres et de lui-même. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. C’est là le premier point pour ne