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curiosité même avait été tardive. Les livres d’Auguste Comte, saturés de notions abstraites et de termes techniques, d’une prolixité fatigante, d’un style rebutant et dur, s’étaient répandus, non au grand jour et par un succès immédiat, mais par une sorte d’infiltration lente, parmi quelques esprits curieux et dans cette partie du public « ouverte par des dispositions spontanées aux doctrines positives. » Rien, du reste, n’avait été fait par l’auteur pour produire ses ouvrages ; il les publiait, voilà tout, et les laissait cheminer tout seuls, appuyés de temps en temps par quelques cours publics et gratuits sans grand retentissement. Très désireux d’avoir des disciples, il n’usait même pas, pour en gagner, des procédés les plus élémentaires et de l’action individuelle qu’il pouvait exercer[1]. Il avouait qu’il n’avait jamais espéré plus d’une cinquantaine de disciples dans l’Occident européen et il se félicitait d’avoir dépassé ce nombre. Plus tard, il est vrai, il se flatta d’obtenir des conversions en masse ; il était convaincu que le monde allait venir à lui ; il dévorait dans son ardente et maladive pensée les transitions nécessaires ; il attendait son heure prochaine avec l’assurance d’un homme qui se croyait infaillible en même temps qu’universel. Il rapprochait de jour en jour cette date marquée par les destins pour la conversion du genre humain ; mais il faut dire qu’il était alors dans cette « période pathologique » dont ses disciples parlent avec douleur. Il ne discutait plus, il pontifiait ; il exerçait les prérogatives attachées à ce titre ; il mariait et donnait les autres sacremens du nouveau culte, il n’écrivait plus de lettres, mais des brefs. Le positivisme en était venu à réaliser complètement cette définition qu’en a donnée M. Huxley : « un catholicisme avec le christianisme en moins. »

Malgré de graves dissidences indiquées déjà dans les dernières années, M. Littré était l’héritier désigné de l’œuvre d’Auguste Comte, doublement désigné et par la haute probité de son caractère qui s’imposait à tout le monde et par son savoir encyclopédique devant lequel chacun s’inclinait. C’est en 1840 qu’il avait connu M. Comte. Sous le poids des plus lourdes épreuves de la vie, il avait cherché une distraction en dehors du cours de ses études et de sa pensée habituelle. Un ami commun lui avait prêté le Système de philosophie positive. M. Comte, apprenant qu’il lisait son livre, lui en adressa un exemplaire ; tel fut le commencement de leur liaison. Littré ne se rappelait pas sans émotion ces origines d’une amitié qui eut une si grande influence sur sa vie : « M. Comte, disait-il plus tard, ne s’était pas trompé dans l’avance qu’il me faisait. Son livre me subjugua. Une lutte s’établit entre mes anciennes opinions et les nouvelles. Celles-ci triomphèrent d’autant plus sûrement que,

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 665.