Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/950

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ajouterai-je que, si l’on se place une fois à ce point de vue pour de là jeter un coup d’œil sur l’histoire de notre littérature, il me semble que l’on apercevra plus clairement ce que signifient les querelles d’écoles dont elle est remplie? C’est qu’il y a de tout temps en France deux tendances qui se combattent et qui ne réussissent à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessous d’eux, les uns sont gaulois, les autres sont précieux. L’esprit gaulois, c’est un esprit d’indiscipline dont la pente naturelle, pour aller tout de suite aux extrêmes, est vers le cynisme et la grossièreté. Il s’étale impudemment dans certaines parties ignobles du roman de Rabelais. Son plus grand crime est d’avoir inspiré la Pucelle de Voltaire. L’esprit précieux, c’est un esprit de mesure et de politesse qui dégénère trop vite en un esprit d’étroitesse et d’affectation. Son inoubliable ridicule, c’est de s’être attaqué, dans le temps même de l’hôtel de Rambouillet, jusqu’aux syllabes des mots. Il se joue assez agréablement dans les madrigaux de Voiture et dans la prose de Fléchier. L’esprit précieux n’a consisté souvent que dans les raffinemens tout extérieurs de la politesse mondaine : l’esprit gaulois s’est plus d’une fois réduit à n’être que le manque d’éducation. Le véritable esprit français, tel que nos vraiment grands écrivains l’ont su représenter, s’est efforcé d’accommoder ensemble les justes libertés de l’esprit gaulois et les justes scrupules de l’esprit précieux.

Au surplus, grâce à cet instinct de sociabilité caractéristique de la société française, grâce à l’importance qu’a prise de bonne heure chez nous la vie de cour et de salon, grâce au rôle enfin dont les femmes ont su s’emparer, — de telle sorte que, depuis le salon de Mme de Rambouillet jusqu’au salon de Mme Récamier, l’histoire de la littérature pourrait se faire par l’histoire des salons, — l’esprit précieux a de bonne heure triomphé de l’esprit gaulois. C’est pourquoi les révolutions littéraires qui se sont faites souvent ailleurs, en Angleterre, par exemple, au nom de la règle contre la licence, se sont faites le plus souvent chez nous au nom de la liberté contre la règle. Mais il ne faudrait pas croire pour cela qu’en attaquant les excès de la préciosité, ce soit au profit de la grossièreté gauloise que l’on ait combattu. Molière, Boileau, Voltaire (je m’en tiens à ces trois noms parce qu’il me faudrait, pour en introduire d’autres, faire déborder le sujet du cadre où j’ai tâché de le contenir) n’ont pas moins vigoureusement combattu les turlupins, comme disait Molière, que les précieuses elles-mêmes. Et ils sont admirables, parmi tant d’autres qualités, et sauf quelques défaillances, pour l’aisance extraordinaire avec laquelle ils ont su maintenir ce difficile équilibre entre deux tendances également fortes, parce qu’elles sont également intimes à l’esprit national.


F. BRUNETIERE.