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féconde en grands musiciens que l’Angleterre.) Cependant, si l’on ne considère pas un seul art, mais tous les arts et toutes les sciences, lorsqu’il s’agit de pays où la civilisation est analogue, comme c’est le cas pour toutes les nations de l’Europe, les hommes de talent seront d’autant plus nombreux que la population sera plus considérable. Si nous avons pris l’exemple du Danemark, c’est précisément parce que ce petit peuple a atteint un très haut degré de culture intellectuelle, et que, malgré sa population minime, il a été, en somme, assez fécond en artistes (Thorwaldsen), en écrivains (Andersen), en savans (OErstedt). Nul doute que, si la langue danoise, au lieu d’être la langue maternelle de deux millions, était celle de cent millions d’individus, le Danemark serait à la tête de la civilisation européenne. Mais il n’en est pas ainsi, et évidemment, dans l’état actuel des choses, il ne saurait lutter d’influence avec le pays de Shakspeare, de Newton, de Harvey et de Bacon.

A supposer même que, par une étrange fortune, il se trouve en Danemark beaucoup d’écrivains de génie, il leur sera bien difficile, pour ne pas dire impossible, de lutter d’influence avec les écrivains anglais, même si ces derniers sont doués d’un talent moindre. En effet, quand un Anglais écrit un livre, cent millions d’individus peuvent le lire, et le lisent, si ce livre est un chef-d’œuvre. Presque immédiatement après qu’il a paru, cet ouvrage se répand dans le monde. A San-Francisco, à Bombay, à Melbourne, au Cap, à Londres, il trouve aussitôt des lecteurs. En outre, par suite de l’extension de la langue anglaise, il n’est dans aucun pays du monde d’homme bien élevé qui ne soit tenu de savoir l’anglais, ou, tout au moins, de le comprendre. Aussi le public, pour un livre anglais, est-il le monde entier : de sorte que l’influence de ce livre s’étend partout. Au contraire, pour un livre écrit en danois, le public ne s’étend pas au-delà du Cattégat et des embouchures de l’Elbe. A part quelques érudits allemands et quelques négocians de la mer Baltique, qui donc, hors du Danemark, connaît la langue danoise? Certes, il serait bon d’être versé dans l’étude de cette langue, car ce serait enrichir son fonds intellectuel ; mais on n’aurait quelque raison valable d’apprendre le danois que si l’on possédait déjà la connaissance de dix autres langues : ne faudrait-il pas tout d’abord apprendre le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, le russe, l’espagnol, le portugais. La vie d’un homme ne saurait y suffire.

Il faut donc que les Danois, comme les petits peuples de l’Europe, se résignent à cette douloureuse infériorité. Les hommes bien élevés et instruits ne peuvent être tenus de parler et de comprendre la langue danoise, tandis que les Danois seront forcés de parler et de comprendre la nôtre. Ainsi nos idées se répandent chez eux ; notre