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pas. Il est, sur la rive gauche du Rhin, bien des villes que personne ne considérera comme françaises. Ce n’est pas non plus l’établissement d’une administration politique qui peut tracer une barrière définitive ; car le traité de Francfort, fût-il sanctifié par dix autres traités semblables, ne m’empêchera jamais de considérer les habitans de Metz comme mes concitoyens. La patrie française, ce n’est ni la frontière administrative, ni la frontière naturelle, ni même la volonté mobile et changeante des peuples, qui en tracent les limites : c’est la langue. Tous les hommes qui parlent ma chère langue maternelle, je les reconnais pour mes compatriotes. Qu’importe qu’ils soient soumis à telle ou telle loi de recrutement, à tel ou tel règlement administratif ; qu’ils nomment des députés qui vont siéger dans telle ou telle ville du monde ? ils pensent et parlent en français. Tous ceux qui parlent comme moi, pensent, en somme, à peu près comme moi. Je puis m’entendre avec eux. Nous possédons un fonds d’idées qui est commun. Nous avons épelé sur le même alphabet, étudié dans les mêmes livres, réfléchi sur les mêmes sujets. Les grandes idées que nos pères ont émises trouvent le même écho, et notre destinée intellectuelle a été, dès l’enfance, dirigée par les mêmes maîtres.

Ce sont là des considérations qui passent pour sentimentales ; mais je ne crois pas, pour ma part, qu’on puisse les dédaigner. D’ailleurs, au point de vue pratique, il est des avantages immenses résultant pour un peuple de l’extension de sa langue nationale. Comparons, pour préciser les idées, la langue danoise, parlée par deux millions d’hommes, à la langue anglaise, parlée par cent millions d’hommes. D’abord, il est presque évident que sur les deux millions de Danois, il y aura moins d’écrivains de talent et de génie que sur les cent millions d’Anglais. Par conséquent, la littérature danoise, quoiqu’elle soit relativement très riche en belles œuvres, sera à peu près cinquante fois moins riche que la littérature anglaise. Partant, la diffusion des idées anglaises et leur puissance dans le monde seront beaucoup plus considérables que la diffusion et la puissance des idées danoises. Et ce que nous disons des lettres peut s’appliquer aux arts et aux sciences. On peut admettre que sur un million d’Européens, qu’ils soient Danois ou Anglais, il y aura toujours à peu près le même nombre de poètes, de philosophes, de musiciens, de peintres, de savans. D’autre part, il est assez vraisemblable que, sur mille peintres, par exemple, il y aura toujours à peu près le même nombre d’artistes de très grand talent. Cela résulte de l’uniformité des mœurs et des usages qui règne entre les diverses nationalités européennes, et qui augmente chaque jour.

Évidemment certaines races sont plus aptes que d’autres à certains arts ou à certaines sciences. (Par exemple, l’Italie est plus