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demander : Pour qui faut-il élever les femmes ? Autrement dit, l’éducation qu’on leur donne doit-elle avoir en vue elles-mêmes ou simplement nous et notre plaisir? La question posée ainsi devient terriblement plus claire. Si, dans ce gros problème, nous ne nous préoccupons que de nous autres, nous pourrons bien donner raison à Arnolphe. Il expose très crûment la théorie. La femme est un être inférieur exclusivement créé pour le service et la délectation de son seigneur et maître. Il n’est pas nécessaire qu’elle ait une âme. Au contraire, une idiote fait admirablement l’affaire. La femme qui pense est un animal dépravé.

Si cela paraît trop brutal, ajoutez, comme on fait en France, au devoir essentiel de la femme, qui est de plaire à l’homme, le droit de choisir et d’ajuster les chiffons grâce auxquels elle croira lui plaire davantage. Arnolphe faisant cette concession paraîtra fort libéral à mille et mille gens.

La théorie est simple; ce n’est pas de l’éducation, c’est du dressage.

Au contraire, pensez-vous qu’élever une femme, ce soit la préparer à la vie, l’armer contre les risques sans nombre qu’elle y court, la fortifier contre d’inévitables douleurs et en même temps la rendre capable d’apprécier les choses douces, sereines ou profondes, qui, à cette vie si tourmentée, donnent cependant un si haut prix? Alors vous serez contre Arnolphe et, je le répète, avec Molière.

L’objection qu’on peut tirer des boutades de Chrysale ne signifie rien. Molière, dans les Femmes savantes, est contre Philaminte et surtout contre Armande, parce que, par le pédantisme, la rude Philaminte enlève à la femme la grâce, plus belle encore que la beauté ; — parce que, par le mysticisme, Armande sacrifie la nature ; — parce que toutes deux, par suite, attentent à la société humaine. Mais, s’il est contre elles, il n’est pas pour Chrysale. Chrysale n’est pas le sage des Femmes savantes, tant s’en faut; ce sage, c’est Clitandre, qui consent qu’une femme ait des clartés de tout : c’est surtout Henriette, la plus parfaite des créations féminines de Molière.

Henriette, c’est Agnès instruite. Elle en a toutes les qualités charmantes : la droiture de cœur, la tranquillité d’âme jointe à beaucoup de finesse native et à cette vivacité de réplique dont Arnolphe est si décontenancé au cinquième acte. Henriette, comme Agnès, est née pour le ménage, mais avec tout cela, elle sait, et cela ne diminue pas son charme.

Henriette sait que les enfans qu’on fait ne se font pas par l’oreille. Elle sait quels dangers réels encourt une fille en ce monde; et, le