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spectacle. Grand fracas de chaises remuées, embrassades éperdues. Les marquis lancent des œillades à certaines loges. N’est-ce pas Ninon, là-bas? Ce sera elle si elle applaudit.

Le décor est fort simple : deux maisons sur le devant et le reste une place de ville. « Il faut une chaise, une bourse et des jetons. » Voilà pour la mise en scène et les accessoires. Ce double rang de marquis d’ailleurs empêche de beaucoup mieux faire ; on ne le supprime que dans les pièces à machines, ou chez le roi.

Cependant le brouhaha s’apaise ; au fond du théâtre ont paru deux bourgeois causant, et l’approche du premier excite dans la salle ce mouvement d’attente et cet épanouissement des physionomies qui signifie clairement : « Le voilà, c’est lui ; nous allons rire ! » au moins chez ceux qui ont la conscience bonne et la rate saine. C’est Molière, en effet, ou plutôt, non, car il joue ; c’est son personnage; un homme de quarante-deux ans, assez bien nourri, fort satisfait de soi, volontiers jusqu’à goguenarder, vieux garçon, cela se voit, l’œil encore vif, la lèvre grasse, aimant les bons contes et se flattant de connaître toutes les rubriques ; c’est Arnolphe, en un mot, autrement M. de La Souche, et dans une exposition toute de verve, il met son compère dans sa confidence. Lui, le daubeur des maris, il va se marier, et il n’en craint pour son front aucun ombrage, car il a un secret pour n’être point… ce que vous savez, et ce secret merveilleux, c’est d’épouser une sotte.

Aux gorges chaudes qu’il fait des spirituelles, bien des lèvres se sont pincées dans les loges. Quand il dépeint sa sotte, quand il veut qu’au jeu de corbillon, si on lui demande à son tour : « Qu’y met-on? » elle réponde : « Une tarte à la crème, » le parterre éclate ; mais les gens du bel air protestent, et en voilà un sur la scène, — M. de La Feuillade lui-même, — qui hausse les épaules d’un air de pitié. Plus loin surviennent les enfans par l’oreille ; là, grande inquiétude parmi les dames. Comment ! dès la première scène ! Que sera-ce à la fin? Molière, ce soir, se fait souffler par Rabelais ; décidément, voici une pièce qui débute mal.

Elle se poursuit pourtant. La scène des valets paraît froide à tel poète pincé ; mais Brécourt, qui joue Alain, l’assaisonne de telles mines qu’il ferait rire des pierres (c’est un mot du roi). Et Mlle Marotte, qui fait Georgette, n’est point désagréable à voir, avec sa figure pouponne. Nous les verrons tout à l’heure, quand Arnolphe les interrogera, comme de pauvres bêtes assommées de peur, tomber à ses genoux, symétriquement, six fois de suite, avec des postures qui feront pâmer le parterre et crier les délicats à la grosse farce. Mais doucement : Agnès entre en scène. Agnès, c’est Mlle de Brie, la belle et la bonne ; avec quel art elle s’est rajeunie ou plutôt comme elle a su faire sortir et répandre sur toute sa personne