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prétend dans le secret de leur génie. Et comédien moi-même, il y a double raison pour que je désire consulter Molière sur son œuvre et la lui voir jouer, ce qui serait la plus sûre consultation. J’ai plus d’une fois rêvé cette première de l’École des femmes, qui fut une bataille et le début d’une des plus hardies campagnes de Molière, et au début de cette esquisse, je demande la permission de la raconter comme j’ai cru la voir.

Nous sommes le mardi 26 décembre 1662 ; l’affiche rouge et noire de la troupe de Monsieur nous a attirés dans cette belle salle que Molière partage avec les Italiens, la propre salle bâtie par Richelieu pour Mirame, où l’on tient mille et davantage, dont la bonne moitié debout, au parterre. Les chandelles sont allumées. Point de rampe, une grille ; point de trou du souffleur, le souffleur est derrière la scène ; point d’orchestre, les six violons sont dans une loge. On entre encore; il y a presse.

C’est l’aurore du grand règne, Louis a vingt-cinq ans ; c’est déjà le roi soleil, mais sans perruque encore; il danse et compose des ballets; il est amoureux de La Vallière. Tout reconnaît son ascendant ; le temps n’est plus des âpres génies. Descartes est à l’index, Pascal vient de mourir, Corneille n’écrit plus Cinna, mais Sophonisbe, son frère Thomas est le favori du public. Boileau tout jeune (il l’a été) compose ses premières Satires. La Fontaine fait pleurer les nymphes de Vaux. Racine a vingt-deux ans, Molière lui fait écrire sa Thébaïde. le grand homme du moment, l’oracle, c’est Chapelain. Il protège Corneille et n’est pas défavorable à Molière, mais lui reproche sa scurrilité ! Le règne des précieuses n’est pas consommé; Saumaise vient de publier leur grand Dictionnaire. C’est chez elles qu’on fait les feuilletons, et les voici là dans les loges avec quelques abbés, des Allégoristes, la nouvelle académie qui se réunit chez M. de Villeserain et où iles dames sont admises. Bon nombre d’auteurs dans la salle : une première de Molière, cela est couru ; Molière est en faveur et son grand succès des Fâcheux, où le roi a daigné collaborer, lui vaut mille envieux qui n’attendent qu’une occasion. L’occasion, ce sera peut-être ce soir, et beaucoup sont là à l’affût. Dans les conversations, on ne l’épargne guère, lui, ni la jolie Armande, Mademoiselle Molière, qu’il a épousée en janvier dernier, après l’avoir élevée pour lui. On prétend qu’il s’est peint dans l’Ariste de l’École des maris, et cela est possible, car il a repris la pièce au moment même de son mariage. A en juger par le titre de celle d’aujourd’hui, n’allons-nous pas entendre une contre-partie? Onze mois de mariage ont-ils fait passer Molière du côté de Sganarelle ? Nous allons le savoir : le rideau monte.

La scène se découvre, encombrée de ces spectateurs du bel air qui paient un demi-louis l’honneur de se donner eux-mêmes en