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main-d’œuvre. Il peut livrer ses produits à des prix très inférieurs à ceux d’autrefois, tout en augmentant le salaire de l’ouvrier. Telle a été la marche de l’industrie manufacturière. L’agriculture n’a nullement suivi les mêmes phases de développement. Réduite, comme elle l’est aujourd’hui, à la connaissance plus ou moins incomplète des conditions de fertilité des sols naturels, aux pratiques usuelles de la culture, au bon aménagement, au judicieux emploi des engrais, elle est pour nous à peu près ce qu’elle est pour les Chinois, un métier professionnel dans la pratique duquel l’intelligence de l’homme ne joue qu’un rôle secondaire, dans lequel l’expérience peut parfaitement suppléer à la science.

« De professionnelle et individuelle qu’elle est aujourd’hui, il faut que l’agriculture devienne industrielle. L’industrie, entendue dans ce sens, est un mot dont l’acception est toute moderne. Deux choses la distinguent du métier professionnel : l’usine et l’outillage. Ces deux élémens essentiels de toute industrie, l’usine et l’outillage, sont nécessairement solidaires; l’un ne peut marcher et progresser sans l’autre. Les engins mécaniques qui se sont substitués dans une si grande proportion à la force musculaire de l’homme ou des animaux ne sauraient pas plus se comparer aux outils de nos artisans d’autrefois, qu’ils n’auraient pu être directement installés dans les humbles intérieurs de famille qui leur servaient d’ateliers.

« Dans l’organisation de l’industrie agricole, nous retrouvons pareille distinction et pareille solidarité entre l’usine qui sera le sol végétal et l’outillage qui embrassera l’ensemble des appareils servant à le mettre en œuvre.

« S’il est facile de comprendre que l’on établisse sur un plan régulier, suivant un type bien arrêté d’avance, l’usine manufacturière, qui n’exige qu’un espace très limité, il paraîtrait sans doute chimérique, au premier abord, de vouloir soumettre aux mêmes lois d’uniformité l’usine agricole, qui devrait embrasser l’immense étendue de tout le sol végétal.

« Dans les conditions actuelles de la propriété agricole, dans l’état de division et de morcellement du sol arable, pareille transformation serait certainement impossible. L’alluvion artificielle nous fournira au contraire le seul champ sur lequel l’agriculture industrielle pourra s’exercer[1]. »

Un homme occupant une haute position financière que j’essayais d’intéresser à l’entreprise me répondit en souriant après avoir lu ces lignes : «Vos idées sont fort justes; elles n’ont qu’un défaut, c’est de se trouver d’un siècle en avance sur notre époque. » Cette

  1. Traité d’hydraulique et de géologie agricoles. — Préface.