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même, et, à ce titre, on me permettra d’en dire un mot. Il y a légende en France sur la jeune personne américaine et légende en Amérique sur la jeune personne française. Ici, on se figure la première hardie, coquette, évaporée, l’esprit, néanmoins, toujours tendu pour se procurer un mari et prête à tout risquer pour le conquérir. Là-bas ou se figure la seconde, silencieuse, épeurée, inerte et prête à recevoir de la main de ses père et mère un époux qu’elle ne connaît pas. Ces deux légendes ne sont pas plus fondées l’une que l’autre ; mais il est parfaitement vrai qu’il y a entre la manière d’être des jeunes personnes françaises et celle des jeunes personnes américaines une différence qui tient à une conception tout autre de leur situation sociale. En Amérique, lorsque vous partez pour une ville quelconque, on vous dit invariablement: Vous verrez là de très jolies jeunes filles : very pretty girls. En France, on dirait : de très jolies femmes. Toute la différence dont je parle se traduit par l’emploi de ces. deux mots. En Amérique, c’est pour les jeunes filles qu’est organisé le mouvement social : bal, cotillons, matinées, parties de campagne, tout roule sur elles; et les jeunes femmes, sans en être exclues, n’y prennent qu’une part restreinte, le plus souvent sous prétexte de chaperonner une ou plusieurs sœurs, cousines ou amies. Les jeunes personnes vont également beaucoup au théâtre, dînent seules en ville ou vont faire des séjours chez des amies mariées. En un mot, pendant les quelques années qui séparent leur entrée dans le monde de leur mariage, c’est-à-dire de dix-huit à vingt-deux ou vingt-trois ans, elles mènent cette vie de divertissemens qui est au contraire en France le privilège des jeunes femmes. Elles savent que c’est là le bon temps de leur vie, celui où elles peuvent s’amuser sans souci, et quelques-unes, pour prolonger ce temps, font attendre un an ou deux l’homme qu’elles ont choisi dans leur cœur, afin de pouvoir continuer à s’amuser encore, car, une fois mariées, elles prévoient que les soins de l’intérieur, l’éducation des enfans, l’humeur plus ou moins sauvage d’un mari, leur imposeront une vie plus recluse. En un mot, elles comprennent la vie telle que la comprend cette vieille ballade du Gâteau de la mariée, qu’on récite ou qu’on récitait autrefois en Bretagne à chaque jeune fille le jour de ses noces :


Vous n’irez plus au bal,
Madame la mariée,


et qui se termine par cet avertissement funèbre :


Ce gâteau est pour vous dire
Qu’il faut souffrir et mourir.