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Une rapide inspection de l’exposition agricole me confirme dans l’idée que la vie et la prospérité reprennent en Virginie. Sans cela on n’y verrait pas autant d’animaux, dont quelques-uns fort beaux, ni surtout une aussi grande quantité d’instrumens aratoires. Mon ignorance ne me permet pas d’apprécier si parmi ces instrumens, qui me paraissent fort ingénieux, il y en a qui soient d’invention nouvelle, et peut-être ai-je passé sans m’en douter à côté de telle semeuse ou moissonneuse destinée à détrôner toutes les machines européennes ; mais, à vrai dire, je ne le crois pas, car on n’aurait pas manqué de nous la faire admirer. Quant aux courses, je suis assez embarrassé qu’en dire ; elles m’ont paru semblables à toutes les courses de province, et dans ce fait que les chevaux courent de droite à gauche au lieu de courir, comme en France, de gauche à droite, je ne puis, même en m’ingéniant, découvrir un trait du caractère national. Aussi, comme ce spectacle n’est pas très nouveau pour nous, nous demandons si on ne pourrait pas nous faire voir quelque chose de plus américain. On nous ramène alors en ville, et l’on nous fait visiter une manufacture où se fabrique en quantité énormes un produit, celui-là essentiellement national : le tabac à chiquer. La visite de cette manufacture m’intéresse beaucoup, non à cause du produit, dont je n’use pas, mais à cause des ouvriers qu’on y emploie. Ce sont tous des nègres. Il n’y a pas un blanc dans toute la fabrique sauf les contre-maîtres, et, en revanche, dans une fabrique de cigarettes que nous allons visiter tout à l’heure il n’y a que des ouvrières blanches ; pas une négresse. Dans les anciens états à esclaves le mélange qui commence à s’opérer dans le Nord serait impossible. Ces ouvriers m’ont paru adroits, actifs et ils travaillent avec beaucoup de régularité. C’est la première fois que je les vois employés à un travail d’ouvriers libres. Tout à coup, excités peut-être par notre présence, ils se mettent à chanter et entonnent en parties, avec une remarquable justesse, un chœur religieux d’un mouvement lent et triste, dont je saisis à la volée les paroles mystiques :

« Il y a une terre qui est plus belle que le jour, mais on ne peut la voir qu’avec les yeux de la foi, et c’est le Seigneur qui en garde l’entrée. » J’ai retenu cependant les deux vers du refrain :


In a sweet by and by,
We shall meet on that beautiful shore.


« Dans un avenir bienheureux, nous nous retrouverons sur ce magnifique rivage. » Je ne sais si c’est la beauté réelle de l’air ou la touchante application des paroles à cette race qui a tant souffert, mais de ces quelques minutes j’ai gardé une impression très vive.

Ces pauvres nègres ! je m’intéresse beaucoup à eux, et cependant