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il avait la résistance du granit natal. Rien ne l’arrêtait, rien ne l’effrayait. En Grèce, voyageant à pied, après avoir passé la nuit à Andritzéna, il arriva aux bords de l’Alphée qui était débordé. Un batelier lui demanda 10 drachmes pour le passer sur l’autre rive, Lejean haussa les épaules, enleva ses vêtemens, en fit un paquet qu’il attacha sur sa tête et traversa la rivière à la nage. Il parcourut de la sorte et aussi économiquement l’Épire, la Bulgarie, la Turquie; il remonta le Nil jusqu’à Gondokoro, voulut trouver les passes du Bahr-el-Abiad, se battit avec les hippopotames et faillit être happé par un crocodile, un jour qu’il dormait, à l’ombre, sur la berge du fleuve. Aujourd’hui Guillaume Lejean est mort. Sans avoir l’élégance ni l’adresse de Speke et de Grant, sans posséder la farouche énergie de Stanley, il eût pu, lui aussi, découvrir le lac Nyanza et descendre le Congo ; il l’eût fait plus lentement, plus patiemment, mais il l’eût fait, car il avait le tempérament indomptable du voyageur. Que lui a-t-il donc manqué? Un gouvernement capable de le comprendre et de l’aider. Les ministres qui se sont succédé pendant la durée du second empire ne se sont guère souciés de Lejean. Aller en Afrique, chercher les sources du Nil, déterminer le système orographique et hydrographique du continent noir, qu’importe? Le pauvre Lejean partout ajourné, partout éconduit ne perdait pas courage ; il vivait de privations. Quand il avait économisé quelque argent, il partait; avec 2,000 francs, il a fait le voyage de Méroë. Napoléon III, averti par Mme Hortense Cornu, en parla à son ministre des affaires étrangères, qui alors était Edouard Thouvenel. Celui-ci crut bien faire et nomma Lejean vice-consul de France à Massaoua avec résidence facultative à Magdala, près du Négus Théodoros. Il ne fallait pas immobiliser Lejean ; il fallait le jeter à travers des terres inconnues en lui disant : Découvrez-les. Bien avant le consul anglais Cameron, Guillaume Lejean eut à boire le cousso du Négus, et comme autrefois, le chevalier Amédée Jaubert à Bayezid, il fut jeté dans un cul de basse-fosse. Les Abyssiniennes ont le cœur sensible, et Lejean, malgré ses longues dents jaunes, son air triste et ses cheveux plats, sut émouvoir de jeunes compassions qui l’aidèrent à supporter le poids de ses chaînes. Il en parlait avec complaisance et même avec quelque fatuité. Ses aventures en Abyssinie lorsqu’il représentait la France auprès de ce « roi des rois » qui prétend descendre du fils de Salomon et de la reine de Sabah, Lejean les a racontées dans la Revue des Deux Mondes, et il a parlé aussi avec autorité du Soudan, du désert Nubien, du Nil blanc, de la vie des Européens à Khartoum. Lorsqu’il put enfin sortir des griffes du Négus et qu’il fut revenu parmi nous, il ne songea point à se reposer. Il voulait