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et contre une chance néfaste qui jamais ne se lassa de le poursuivre; il y déploya un courage et une énergie inflexibles, mais il ne fut pas le plus fort et quand il abandonna la partie, il était vaincu. Il a publié deux volumes qui méritent de n’être pas oubliés : l’Assassinat du Pont-Rouge et les Histoires émouvantes. Le premier est un roman où l’art de la composition est peu développé, mais où les situations ont une force rare et où la donnée d’une moralité vengeresse est d’une grande élévation. Le second renferme plusieurs nouvelles dont une : les Jumeaux, est puissante. Deux frères jumeaux sort séparés au jour de leur naissance et suivent des voies différentes : l’un est soldat, l’autre ouvrier; les incidens de leur vie sont semblables et par la seule différence des milieux où ils se produisent, engendrent des résultats différens; à l’heure où le soldat se bat en duel, l’ouvrier se bat à coups de couteau. Le soldat, devenu officier, voit se réaliser ses meilleurs rêves, le jour même où son frère monte sur l’échafaud. Les déductions de la conception sont excessives, ce qui, du reste, ne sort pas du droit de l’écrivain, mais le plaidoyer contre « les deux poids et les deux mesures » de la société est d’une vigueur sans pareille.

Malgré la brutalité de son œuvre, il ne faudrait pas voir en Charles Barbara un de ces envieux qui aboient aux riches parce qu’ils sont pauvres et qui se dressent contre les heureux parce qu’ils sont à plaindre; c’était un homme doux dans sa taciturnité, sans fiel, sans vanité, sans colère. Il a écrit et répété souvent : « Je crois l’homme né pour souffrir. » Le pauvre garçon n’a pas failli à cette destinée. Il était à la fois intelligent et troublé. Sa grosse tête, dont les cheveux jaunes et déjà rares découvraient le front proéminent, n’était pas désagréable, malgré l’expression d’inquiétude qui toujours agitait son visage rasé. Son regard roux était fixe et cependant vacillant. On eût dit que Barbara, trop habitué aux déceptions de la vie, avait peur que l’on ne se moquât de lui. Lorsqu’on lui annonçait une bonne nouvelle, il hésitait à y croire et sursautait comme s’il eût voulu forcer à entrer en lui une conviction à laquelle son esprit ou son expérience se refusait. Il disait en souriant : « Si l’on donnait des titres de noblesse aux gens de lettres, je demanderais à m’appeler le marquis de Saint-Guignon, en l’honneur du patron qui n’a cessé de me protéger. » Il espéra un moment en avoir fini avec la fortune adverse et avoir rompu le charme noir qui le paralysait. Avec son roman de l’Assassinat du Pont-Rouge, il fit un drame qui fut représenté et qui eut du succès. J’assistais à la première représentation, car j’avais de l’amitié pour Barbara, et j’étais heureux de le voir sortir des chemins pénibles où le sort le contraignait à se traîner. L’émotion fut vive dans la salle, et les spectateurs se sentirent