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comme on les appelait, purent faire des recettes de quelque valeur. C’eût été pour Philoxène Boyer une source de bien-être qui l’eût sorti de sa vie difficile ; la fortune n’était pas pour lui et le sort lui en voulait ; la misère, le froid, les privations l’avaient épuisé ; il eut une phtisie laryngée ; il en guérit, mais resta aphone ; sa voix brisée pouvait à peine se faire entendre. Sa résignation ne l’abandonna pas ; avec son inaltérable mansuétude, il me disait : « Les dieux ne l’ont pas voulu, il faut se soumettre. » Un soir, cependant, le hasard m’avait placé près de lui, dans une salle de conférences. L’orateur frappait du poing sur la table, se démenait, criait fort et disait peu de choses. Philoxène Boyer se leva et sortit. Au mouvement de ses épaules, je compris qu’il pleurait. Je le suivis, je lui pris le bras, et nous cheminâmes ensemble. Il essaya de sourire et posant le doigt sur son gosier sans résonance, il me dit : « En Crète, il existait une stèle sur laquelle on lisait : « Jupiter ne tonnera plus ; il est mort depuis longtemps. » Puis en sanglotant, il ajouta : « C’est dans Athénée. »

De toutes les qualités qui rendent l’homme respectable il eut la plus belle, il eut la bonté. Les déceptions qu’il avait éprouvées, l’existence de Sisyphe qui retombait toujours sur lui, l’ingratitude dont tant de preuves lui firent prodiguées, n’avaient laissé en lui aucun relent d’amertume : il était prêt à obliger ceux-là même dont il avait le plus à se plaindre ; lorsqu’il avait en poche de quoi subvenir aux besoins de sa journée, il était gai, et de sa voix éraillée récitait quelques vers qui lui trottaient dans la cervelle. N’a-t-il donc fait aucun livre ? Si ; il a écrit des volumes remarquables qui ont été bien accueillis, mais il ne les a pas signés. Un jour, sur ma table, il vit un de ces livres ; en souriant il me dit :


Hos ego versiculos feci ; tulit alter honoraires.


Je n’ai ni le droit, ni le courage de trahir une confidence ; que ceux qui, spéculant sur sa pauvreté, se sont approprié pour quelques écus les œuvres auxquelles il avait mis tout son soin, toute sa science, tout son talent, restent en paix dans la réputation qu’ils lui doivent : je ne les nommerai pas. Obéissant à cette ardeur ingénue qui le guidait, il s’était marié ; il avait accepté charge d’âme, et, parfois, fléchissait sous le fardeau. De temps en temps, le ministère de l’instruction publique lui remettait quelque secours ; une souscription que l’on organisa pour aider à la publication d’un volume de poésies ne fut pas infructueuse ; mais la souffrance était permanente, car la misère avait dépassé la mesure. Dieu eut pitié de lui