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œuvres aux romanciers en renom, attribuer à des savans connus le compte rendu des séances de l’Académie des Sciences, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de l’Académie des Sciences morales et politiques, c’était facile; les caisses de l’état étaient ouvertes. Que contenaient les autres journaux? Les nouvelles officielles, les faits divers, des articles littéraires. Le Moniteur les primait tous, puisqu’il était le réservoir même où ils puisaient leurs renseignemens; si à ces renseignemens il ajoutait une partie littéraire supérieure, les journaux n’avaient plus guère de raison d’être. Pas de cautionnement, pas de frais de timbre, pas de frais de poste, c’étaient déjà bien des avantages; y ajouter l’attrait littéraire pour faire concurrence à des recueils périodiques que le moindre bon plaisir avertissait, suspendait, supprimait, c’était commettre un acte excessif; je le pensais alors, je le pense aujourd’hui.

Lorsque Louis de Cormenin vint me parler de ce Moniteur transfiguré où on lui offrait la situation de rédacteur en chef, je fis un bond. « Tu n’as pas accepté ! « Il me répondit tranquillement : « Pourquoi? » Jamais cataracte de raisonnemens, d’argumens bons ou mauvais ne coula avec une telle impétuosité : « Comment ! l’état prend la feuille officielle, il y réunit la fine fleur des gens de lettres et par eux il devient critique d’art, critique littéraire, critique dramatique, romancier, poète : c’est bouffon! Il a attiré à lui, parce qu’il peut payer sans compter, ce qui fait la fortune, ce qui fait la vie des journaux auxquels on a accordé le droit de ne pas mourir; il les décapite; il a droit de prise sur le bien d’autrui, droit de jambage sur l’esprit des autres, c’est honteux. Monopoliser les lettres, comme on a monopolisé le tabac; se faire fabricant de littérature, comme on est fabricant de cigares, sans avoir pour excuse la nécessité du fisc ; n’avoir que la peine de se baisser pour choisir dans le trésor de quoi faire échec au produit des abonnemens et des annonces dont les journaux peuvent subsister à grande difficulté, c’est un acte auquel tu ne peux t’associer. » Louis m’écoutait avec cette inaltérable patience qui finissait toujours par me désarçonner; il secouait la tête et se contentait de me dire : « Je crois que tu exagères. » Je reprenais plus emporté: « Comprends-moi bien, je ne te blâme pas d’accepter une place qui dépend du gouvernement; les gouvernemens sont faits pour être servis; si tu veux servir celui-ci, je n’y ai point d’objection; tu portes un nom, tu as une intelligence, tu auras une fortune qui t’ouvrent toutes les carrières; si tu veux courir le sort des fonctions publiques, entre dans n’importe quel ministère, je t’approuverai ; — mais de toutes les positions vers lesquelles tu peux regarder, il n’en est qu’une, une seule qui soit de nature à porter préjudice ù la littérature, et c’est celle-là que